Introduction
Les récits d'Abraham et de Créon mettent en lumière les tensions fondamentales entre autorité, foi, et responsabilité, tout en explorant la manière dont la personne humaine se construit face à l'incertitude. À travers ces figures, se dessine une opposition fertile entre la transcendance divine et la souveraineté humaine, chacune révélant des facettes complémentaires de la condition humaine.
Abraham, éprouvé par l'ordre divin, incarne une foi courageuse ancrée dans l'ouverture à l'inconnu, tandis que Créon, confronté à son propre entêtement, illustre les limites d'une autorité fondée sur une certitude rigide. Ces trajectoires, apparemment divergentes, convergent néanmoins vers une interrogation commune : comment l'être humain peut-il transcender ses contradictions pour devenir une véritable personne ?
En mobilisant les pensées de Paul Tillich, Pierre Teilhard de Chardin et Jacques Ellul, cet article propose un regard sur les parcours d'Abraham et de Créon afin de montrer comment ces figures reflètent la dynamique d’inachèvement propre à l’humanité, processus moteur d’une transformation spirituelle et existentielle.
1. Abraham l'Éprouvé
Abraham, figure centrale de la Bible, incarne la foi dans sa forme la plus radicale. Son parcours spirituel est marqué par une confrontation constante avec le silence divin omniprésent et par la parole sporadique de Dieu, mais aussi par une ambiguïté éthique qui résonne profondément avec notre propre questionnement existentiel. Cette lutte intérieure entre l'incompréhensible et le nécessaire mouvement de foi est la clé de son engagement. En Genèse 22, 1-2 (TOB), il est écrit :
« Après ces événements, Dieu mit Abraham à l’épreuve et lui dit : « Abraham ! » Il répondit : « Me voici. » Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t'en au pays de Moria. Là, tu l’offriras en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai. »
Dans ce passage, l'appel divin à sacrifier Isaac confronte Abraham à un dilemme moral et spirituel majeur, un acte qui va à l'encontre des instincts naturels de paternité et de protection. Cependant, la réponse d'Abraham, « Me voici », montre qu'il est prêt à s'engager dans cette épreuve, non pas dans la certitude de la compréhension, mais dans l'inconnu de l’acte qu’on lui demande. Abraham ne se soumet pas de manière passive, mais fait face à l'incertitude morale du sacrifice. Sa foi ne consiste pas en une obéissance aveugle, mais en une acceptation de la tension entre l'appel divin et ses propres tourments éthiques.
La foi d'Abraham est un engagement dans l’incertitude. En répondant « Me voici », il s'engage sans connaître la résolution de la situation. L’acceptation de l’ordre divin ne résout pas les contradictions qu'il rencontre, mais les expose pleinement dans leur intensité. La foi d'Abraham, loin de chercher une résolution immédiate, est un processus de maturation où l’incertitude devient un terrain fertile pour l’évolution spirituelle, à l’image du parcours que Teilhard de Chardin décrit pour l’humanité.
Le récit du sacrifice d’Isaac, l’un des plus bouleversants de la Bible, est empreint d’une tension narrative et spirituelle qui met en lumière ce retournement final. Alors que le lecteur s’interroge sur la justesse de l’ordre divin, le climax est désamorcé par l’intervention de l’ange :
« L'ange de l'Éternel appela du ciel Abraham, et il répondit : Me voici. L'ange dit : N'étends pas la main sur l'enfant et ne lui fais rien. Car je sais maintenant que tu crains Dieu, puisque tu ne m'as pas refusé ton fils, ton unique » (Genèse 22,11-12).
Cette scène, d’apparence contradictoire avec l'image d’un Dieu bienveillant, nous confronte à la tension entre la demande divine et l’intuition humaine. Comment interpréter cet ordre qui semble opposer la justice divine et la souffrance d’un père prêt à sacrifier son fils ?
Dieu ne demande pas un acte de foi qui s’appuie sur une certitude rationnelle, mais plutôt une foi en l’inconnu, dans l'incertitude. Abraham est soumis à une épreuve extrême où la certitude divine se mêle à la souffrance humaine. Il agit non pas par certitude, mais par un engagement qui traverse la fragilité de sa compréhension. Cette démarche est bien celle de la foi selon Paul Tillich, qui, dans La dynamique de la foi, définit la foi comme une «ouverture vers l’ultime, l’inconnu ». Pour Tillich, la foi n'est pas une certitude tranquille, mais un acte de courage face à l'incertitude. Abraham incarne cette foi, qui ne cherche pas la résolution immédiate, mais accepte la confrontation avec l’inachevé.
La tension entre la demande divine et la compréhension humaine d'Abraham représente un espace de transformation où la personne, loin de se réduire à une soumission passive, devient un être qui confronte l’indétermination. Ce processus de confrontation à l'inconnu rejoint la pensée de Teilhard de Chardin, qui voit l'humain comme un être en constante évolution. Dans Le Phénomène humain, Teilhard écrit :
« L’homme n’est pas seulement un être vivant, il est un être qui cherche sans cesse, qui se réalise dans un effort incessant pour dépasser ce qu’il est. »
Ce dépassement constant, tel qu’il est décrit par Teilhard, résonne profondément avec le chemin d’Abraham. Abraham, loin de se contenter de réponses immédiates, poursuit son chemin de foi en s’engageant dans une quête incessante de compréhension et de transformation spirituelle. Ce processus, où l’incertitude devient une opportunité de croissance, illustre parfaitement l’évolution spirituelle que Teilhard décrit pour l’humanité, où la recherche, la foi et la confrontation à l’inconnu sont les moteurs de l’évolution intérieure. Abraham illustre la foi à l'épreuve de l'incertitude et de l'éthique.
2. Créon l'éprouvant
Créon, roi de Thèbes dans Antigone de Sophocle, incarne l’autorité humaine pure, une forme de pouvoir qui semble déconnectée de toute dimension spirituelle ou sacrée. Sa décision de refuser l’enterrement de Polynice, qu’il considère comme un traître, en est l’illustration la plus frappante. Cette action, qui transgresse les lois divines imposant le respect des rites funéraires pour rétablir l’équilibre moral et cosmique, révèle la limitation de sa vision. En privilégiant une forme rigide de pouvoir politique, Créon cherche à dominer non seulement le destin des autres, mais aussi le sien. Lorsqu’il déclare : « L’État est ma loi, et je suis son gardien » (Sophocle, Antigone), il affirme sa volonté de contrôler un ordre qu’il veut humainement figé, sans considération pour le sacré ni pour la transcendance.
Dans sa conception du pouvoir, Créon devient progressivement prisonnier de sa certitude. Ce qui le rend « éprouvant », c’est cette incapacité à reconnaître la complexité de la condition humaine, et plus encore l’humilité nécessaire face à l’incertitude. Il persiste dans ses choix, refusant d’admettre l’éventualité de l’erreur, même face aux avertissements du devin Tirésias : « Tes ordres ne valent rien ! » (Sophocle, Antigone). Cette obstination témoigne de sa vision rigide du pouvoir, où l’ordre qu’il incarne est perçu comme une nécessité incontestable pour préserver la stabilité de la cité. Cependant, ce rejet de l’ouverture à des perspectives autres que la sienne, notamment face aux avertissements divins, le conduit à une impasse. Le tragique de Créon réside dans son incapacité à accepter l’imperfection humaine et la nécessité d’une réflexion plus large, ce qui finit par mener à sa propre chute.
Le parcours de Créon nous pousse à une interrogation cruciale : la quête de maîtrise totale, fondée sur une autorité inébranlable, empêche-t-elle l’épanouissement véritable de la personne ? La certitude de tout contrôler, tant dans sa propre vie que dans celle des autres, le rend aveugle aux forces plus grandes, qui échappent à son pouvoir et qui lient les êtres humains au-delà des apparences.
Les pensées de Paul Tillich et Pierre Teilhard de Chardin éclairent cette question. Tillich, dans La Dynamique de la foi, affirme que « la certitude absolue est le signe d’un amour non réalisé et d’une foi non authentique ». À travers cette idée, il nous invite à considérer que l’humilité, la reconnaissance des limites humaines et l’ouverture à l’incertitude sont les clefs d’une réalisation authentique de la personne. Créon, dans son entêtement, incarne une forme d’amour aveugle et une foi erronée en l’autorité humaine, incapable de s’ouvrir à l’autre, au sacré, ou même à l’imperfection de la condition humaine. Cet aveuglement à la complexité de la vie humaine et à la nécessité d’une ouverture spirituelle conduit à une tragédie humaine profonde, marquée par la perte de des siens. L’erreur de jugement qui le conduit à la tragédie finale est celle d’un homme qui se croit en mesure de dominer entièrement son destin et celui des autres.
La tragédie de Créon est également éclairée par la perspective théologique de Teilhard de Chardin, qui considère l’humanité comme un processus en constante évolution, marqué par des ruptures et des tentatives de réconciliation avec une dimension spirituelle plus vaste. Teilhard de Chardin, voit l’erreur comme une étape dans un processus d’évolution nécessaire Dans Le Phénomène humain, il écrit:
« La vie humaine est une marche vers l’unité spirituelle, où le sacrifice de la certitude absolue est nécessaire pour parvenir à une nouvelle forme de connaissance et de transformation ».
Le thème de l'aveuglement dû à la certitude de la maîtrise se retrouve également dans les écrits de Paul Tillich, pour qui l’humilité et la reconnaissance de ses propres limites sont fondamentales à l’épanouissement de l'individu. Tillich affirme :
« L’homme se trouve en danger lorsqu’il croit qu’il peut se sauver lui-même et qu’il peut dominer la réalité par sa propre volonté » (La Dynamique de la foi).
Ainsi, lorsque Créon croit pouvoir contrôler totalement les vies des autres, il se condamne à l'isolement et à la tragédie, car il refuse d’admettre l’incertitude inhérente à la condition humaine. Cet aveuglement à la possibilité d’une autre vérité ou d’un jugement plus grand est une dimension tragique de son autorité, marquée par la certitude et la fermeture. La tragédie de Créon se manifeste dans cette contradiction : en cherchant à tout maîtriser, il s’enferme dans un cercle destructeur, incapable de s’ouvrir à la transformation et à l’autre. En refusant la possibilité d’un jugement supérieur ou d’une vérité plus vaste, il refuse de se confronter à sa propre vulnérabilité, et ce faisant, il échoue à se réaliser pleinement en tant que personne. La perte de son fils Hémon et de sa femme Eurydice après avoir reconnu trop tard son erreur illustre la désolation qui découle de ce refus de transcendance.
Teilhard de Chardin, quant à lui, voit l’erreur comme une étape nécessaire l'évolution de l’humanité. Ce cheminement implique une ouverture à ce qui transcende la certitude et la maîtrise, un aspect que Créon refuse, et qui pourtant est essentiel pour la construction d’une véritable personne.
« L’erreur fait partie du processus de maturation, car elle permet de progresser vers l’unité spirituelle » (Le phénomène humain).
La persistance de Créon dans ses erreurs, nourrie par une volonté de maîtrise, l'empêche de progresser vers cette unité, le maintenant dans un cycle de destruction. La perte de sa femme Eurydice et de son fils Hémon après avoir reconnu trop tard son erreur illustre que l’absence d’ouverture à la transcendance et à la dimension sacrée n’amène qu’à la désolation.
L’échec de Créon suggère que l’homme, lorsqu’il tente de se réaliser en coupant toute ouverture au sacré, se trouve condamné à une humanité appauvrie et à une tragédie personnelle. La tragédie de Créon montre que l’autorité purement humaine, sans ouverture à l’incertitude et au sacré, mène non seulement à l’échec personnel, mais aussi à la perte de la relation authentique avec les autres. En cherchant à maîtriser le destin des autres, Créon échoue à structurer sa propre existence de manière véritablement humaine. Cette illusion de maîtrise absolue, qui découle de la certitude de pouvoir contrôler les autres, l’empêche de s’ouvrir à l’imperfection, au doute, et aux dimensions plus vastes du sacré.
En rejetant toute autorité autre que la sienne, Créon se prive de la possibilité de devenir une véritable personne, dans le sens où, selon Emmanuel Levinas :
« la personne ne se construit que dans la rencontre avec l’autre, dans l’ouverture à l’inconnu et à la transcendance » (Totalité et Infini).
La personne ne devient vraiment elle-même qu’en acceptant l’altérité et l’incertitude, ce que Créon refuse catégoriquement de faire. Dans cette perspective, il devient évident que la véritable humanité et la construction de la personne passent par une acceptation de l’incertitude, de la complexité et de la confrontation avec quelque chose qui transcende le simple pouvoir humain. Créon nous fait connaître le prix d'une souveraineté mal fondée parce que amputée de toute véritable interaction. Créon, en isolant son autorité de toute ouverture au sacré, se prive de cette rencontre dans ce domaine aussi, et de ce fait, se condamne à une existence appauvrie.
Dans cette perspective, la tragédie de Créon nous invite à réfléchir à la place du pouvoir humain et à la nécessité de l’humilité dans la construction de soi. L’incapacité de Créon à accepter l’incertitude, sa fermeture à l’altérité et à la transcendance, lui interdit d’accéder à la véritable humanité et à la véritable personne, révélant ainsi les dangers d’une autorité qui ne reconnaît pas ses propres limites.
3.Vers une éthique contemporaine : Foi, liberté et responsabilité
Abraham et Créon, bien que marqués par des convictions opposées, partagent une caractéristique essentielle : une confrontation radicale avec leur responsabilité. Comme le soulignent les Dialogues sur le mythe d’Antigone et le sacrifice d’Abraham, leur divergence réside moins dans leur engagement que dans l'origine de leur autorité : Créon s'ancre dans une logique immanente, tandis qu'Abraham répond à un appel transcendant. Cette distinction invite à réfléchir aux tensions entre autorité humaine et appel divin, non comme des oppositions irréconciliables, mais comme des espaces de dialogue éthique propices à une nouvelle dynamique de réflexion voire d'action.
Jacques Ellul éclaire cette dynamique en insistant sur l’idée que la foi n’est pas une abdication de la raison, mais une réponse libre et engagée face à l’exigence divine. Dans La Foi au prix du doute, Ellul affirme :
« La foi véritable n’est pas une certitude, mais une mise en mouvement, un pari qui se joue sur le terrain de l’histoire et dans la fragilité de l’existence humaine. »
Cette mise en mouvement rejoint le « saut » décrit par Kierkegaard dans Crainte et Tremblement. Abraham devient une figure exemplaire de l’éthique paradoxale : il transcende les normes universelles sans les détruire, les transformant en une relation intime avec Dieu. Pour Ellul, ce saut ne consiste pas à fuir les responsabilités humaines mais à les réorienter :
« La foi n’abolit pas l’éthique, elle lui donne un horizon. » (Présence au monde moderne).
Créon, à l’inverse, reste enfermé dans une logique autoréférentielle, où les lois qu’il édicte deviennent leur propre fin, incapable d’intégrer une altérité ou une transcendance qui les dépasse.
Dans le contexte contemporain, les récits d’Abraham et de Créon rappellent les dilemmes auxquels nous sommes confrontés face aux tensions entre lois humaines et valeurs transcendantes. Ellul, en analysant les défis de la modernité, invite à dépasser les oppositions simplistes pour embrasser une éthique de la responsabilité. Il écrit :
« La liberté chrétienne n’est pas un refus de la loi, mais la capacité de discerner, dans chaque situation, ce qui relève de l’amour et de la justice. » (L’Éthique de la liberté).
Abraham illustre cette liberté créative, où la foi devient un espace d’ouverture à l’inconnu, tandis que Créon montre les conséquences tragiques d’une autorité qui refuse de dialoguer avec ce qui la dépasse.
Conclusion : Habiter la tension, construire la personne
Abraham et Créon incarnent deux figures opposées, mais complémentaires, dans leur quête de sens et de responsabilité. Chez Abraham, cette tension se manifeste comme une dynamique de foi et d’ouverture. En acceptant l’épreuve de l’incompréhensible, il inscrit sa trajectoire dans une relation transcendante, où la foi dépasse les contradictions immédiates. Il devient ainsi l’exemple d’une tension féconde, tournée vers un avenir toujours en construction. Créon, à l’inverse, illustre l’échec d’une tension refusée. En repliant son autorité sur elle-même, il se ferme à l’altérité divine et humaine. Sa souveraineté devient autodestructive, démontrant le coût d’une rigidité incapable d’embrasser la complexité du réel.
En réexaminant ces récits à la lumière des pensées de Paul Tillich, Teilhard de Chardin et Jacques Ellul, nous sommes invités à repenser nos engagements face aux tensions contemporaines. La foi d’Abraham, loin d’être un acte irrationnel, devient une expérience existentielle et propose une vision où la transcendance n’écrase pas l’humain mais le libère pour une responsabilité plus profonde.
Ces penseurs révèlent une vérité centrale : la personne se construit dans une tension assumée et intégrée. La véritable personne n’élimine pas ses contradictions ; elle les accueille et les transforme, trouvant dans ce processus de dialogue intérieur une voie vers une croissance continue. Ces récits, loin d’être figés dans le passé, ouvrent des pistes essentielles pour envisager une éthique contemporaine qui conjugue justice, liberté et ouverture à l’Autre.
Sources
Traduction œcuménique de la Bible.
Jacques Ellul, Présence au monde moderne, Gallimard, 1948.
L'étique de la liberté.
La Foi au prix du doute.
Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, 1955.
Paul Tillich, La Dynamique de la foi, 1957.
Paul Tillich, Le Courage d’être, 1952.
Sophocle, Antigone, 438 av. J.-C., traduction de Pierre Bénichou, 1987.
Søren Kierkegaard, Crainte et Tremblement, sous le pseudonyme Johannes de Silentio, traduction française de Régis Boyer, Gallimard, NRF, 1994.