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Ulysse et Noé ou l’équilibre entre la personne et le collectif


Introduction

Les mythes de Noé et d'Ulysse, bien que provenant de cultures et de contextes différents, abordent des questions fondamentales sur la survie, la responsabilité et la formation de la personne humaine au sein du collectif. En nous inspirant des philosophes Bergson, Bachelard et Tillich, nous étudions ces deux modèles comme des explorations de la personne humaine confrontée aux impératifs du collectif, à l’équilibre entre stabilité et transformation, et au défi de l’intégration de l’altérité. Le concept du kaïros, moment décisif qui dépasse la simple dualité entre continuité et changement, apporte une perspective unificatrice, révélant ainsi ce qui nous semble essentiel dans la construction de la personne.



I. Noé et le modèle de la préservation : une temporalité fixe pour sauvegarder le collectif

Le récit biblique de Noé, tel qu’il est raconté dans le livre de la Genèse, décrit un homme choisissant de se retirer dans l’arche pour préserver une humanité en péril. Dieu ordonne à Noé, qui accepte la mission, de construire l’arche : « Fais-toi une arche en bois de cyprès ; aménage l’arche en cellules et enduis-la de bitume, à l’intérieur et à l’extérieur » (Genèse 6:14, TOB). Cette arche devient alors un lieu clos, séparé du monde extérieur, qui préserve un noyau de vie destiné à survivre au déluge destructeur.

Cette fermeture suggère une conception du temps fondée sur une stabilité presque éternelle, où le changement est suspendu pour préserver ce qui est perçu comme essentiel. En termes bergsoniens, cette temporalité peut être rapprochée de ce que Bergson appelle un « temps spatialisé », un temps mesuré et figé, étranger à la « durée créatrice » qui caractérise le vivant (L’Évolution créatrice, 1907). Dans ce temps figé, le collectif s’efface devant l’impératif de préservation, et la responsabilité de Noé se limite à une mission définie et immuable.


Bachelard, dans La Poétique de l’espace (1957), développe cette idée de refuge comme un lieu de sécurité contre l’inconnu : « La maison nous permet de rêver en paix ». L’arche devient alors la maison ultime, un refuge pour la communauté humaine sélectionnée, protégée contre la corruption extérieure. Ce choix de se fermer au monde environnant souligne une responsabilité axée sur la continuité, la fidélité à une identité collective réduite à l’exemplarité d’une personne et une préservation de l’essence humaine à l’abri des bouleversements.


Avec la pensée du théologien Paul Tillich, nous pourrions envisager cette préservation comme une forme de courage face au néant et à la dissolution : « Le courage implique toujours le risque d’une menace pour l’essence même de l’être » (Le Courage d’être, 1952). Noé devient ainsi l’incarnation d’un courage au service de la stabilité et de la continuité, un modèle où le temps humain semble suspendu pour garantir la préservation de valeurs immuables.



II. Ulysse et le modèle de la transformation : une temporalité de la durée et de l’évolution


En contraste, Ulysse évolue dans un monde marqué par le changement constant et les périls. Chaque étape de son périple lui impose de se transformer, de s’adapter à des circonstances nouvelles et parfois hostiles. Ce voyage, narré dans l’Odyssée, l’oblige à intégrer les expériences vécues pour avancer. Ainsi, lorsqu’Ulysse rencontre les Lotophages, qui incitent ses compagnons à l’oubli et à l’abandon du retour, il doit exercer sa volonté pour préserver son identité et son objectif : « Puis je les ramenai de force à leurs cabines ; / et, au fond des embarcations creuses, je les attachai » (Odyssée, IX, 98-99). Ulysse doit ici faire preuve de courage pour maintenir son cap, symbole d’une temporalité dynamique où la personne se façonne par les choix et les épreuves.


Dans une perspective bergsonienne, cette durée vécue par Ulysse incarne la « durée créatrice » : elle n’est pas un temps figé, mais un processus vivant où chaque instant est enrichi des précédents (La Pensée et le Mouvant, 1934). Cette temporalité vivante, où le temps devient un flux constant de transformations, s’oppose directement à la stabilité de l’arche de Noé. Ici, le navire d’Ulysse est un espace ouvert, un lieu de passage et de métamorphose, un espace de perte mais surtout de résilience et de réinvention.


Bachelard, dans L’Eau et les rêves, associe la mer à une image d’ouverture, une substance en perpétuel mouvement et de transformation. Il évoque un « psychisme de l’eau » où l’identité de l’individu est soumise aux flux de l’existence (1942). Ulysse, dans cette mer de changements, incarne un modèle d’ouverture à l’altérité, une responsabilité qui invite à l’intégration de l’expérience et de l’autre pour persévérer. Cette quête de survie nous rappelle qu’être au monde peut nécessiter un ajustement perpétuel, un équilibre entre la fidélité à soi-même et l’acceptation du changement.


III. Le kaïros et l’équilibre


1.Concevoir la personne à la croisée de la stabilité et du changement

Pour aller au-delà de l’antagonisme entre les modèles de Noé et d’Ulysse, la notion grecque de kaïros, le moment clef, offre une perspective intéressante. Le kaïros, souvent traduit par « moment opportun », est un instant de décision où l’être doit choisir, un moment où l’action devient décisive. Dans le contexte de Noé et d’Ulysse, ce kaïros représente le point de bascule où chaque figure doit se positionner entre la préservation et l’ouverture, entre la continuité et la transformation.


A la lumière de la réflexion de Tillich sur le « courage d’être » le kaïros gagne en signification. Ce courage, selon Tillich, consiste à affronter l’incertitude de l’existence et à affirmer sa propre essence face aux menaces extérieures. Le kaïros chez Noé pourrait alors correspondre au moment de son entrée dans l’arche, où il accepte la mission de préserver l’humanité en fermant temporairement les portes au monde. Pour Ulysse, le kaïros se situe peut-être dans chaque choix décisif qu’il fait au cours de son périple, où il se réinvente pour avancer vers Ithaque. Chaque choix durant son périple devient un acte de responsabilité et d’ouverture à l’altérité, témoignant du courage de se reconstruire à travers l’expérience. Dans les deux cas, ce moment clef incarne un équilibre délicat entre préservation et transformation, où la personne se constitue par la responsabilité de ses choix et l’intégration de l’autre.


En somme, ce qui est essentiel et constitutif de la personne au regard de ces deux récits, c’est ce courage d’exister et d’agir en intégrant l’ordre stable et l’aventure créatrice dans une unité dynamique. Noé et Ulysse rappellent chacun à leur manière la dimension de responsabilité qui fonde la personne humaine : responsabilité envers soi-même, le collectif, et le sacré, dans un mouvement qui accepte le défi du kaïros en intégrant stabilité et changement, préservation et ouverture.



2. L'identité renouvelée au fondement de la personne

Dans l’Odyssée, le retour d’Ulysse à Ithaque est marqué par une série de rencontres où il est méconnaissable, même par ceux qui lui sont les plus proches. Cette transformation, à la fois physique et spirituelle, est une étape décisive dans la constitution de son identité, révélant comment le voyage l’a changé. Dans le chant XIII, par exemple, Athéna dissimule Ulysse sous l’apparence d’un vieillard pour lui permettre d’observer son environnement avant de se révéler :

« Athéna fit un geste de la main et le changea en vieillard déplorable. Elle flétrit ses membres, elle lui ôta la couleur de sa peau, elle détacha ses cheveux blonds, elle le couvrit d’un vil manteau qui n’était plus qu’une loque. » (Odyssée, XIII, 430-435).

Ulysse est également méconnaissable pour sa propre épouse, Pénélope, qui le met à l’épreuve pour confirmer son identité. Ce passage met en lumière une facette essentielle du retour d’Ulysse : pour retrouver sa place, il doit prouver qui il est, ce qui implique que son identité a été altérée au fil des épreuves.

Dans le chant XIX, Pénélope, incertaine, demande des signes qui prouvent qu’Ulysse est bien lui-même :

« Pénélope, sage entre toutes les femmes, ne pouvait encore croire que c’était son mari. […] Il lui sembla que c’était bien lui, et cependant elle ne le reconnaissait pas… » (Odyssée, XIX, 215-220).

Ces passages montrent que la transformation d’Ulysse est si profonde qu’il doit réintégrer son identité à travers le regard de ses proches. La question de l’identité chez Ulysse devient alors une interaction entre le changement subi et la réaffirmation de ses liens avec le collectif, symbolisé par sa famille et son royaume. Cela souligne un point central de la construction de la personne selon Bergson, où la durée personnelle accumule des expériences et transforme ainsi l’être au-delà des simples apparences visibles.


Dans le récit de Noé, bien que les Écritures n’indiquent pas explicitement de transformation physique comme celle d’Ulysse, il existe un changement symbolique et spirituel chez lui après le déluge. À la sortie de l’arche, Noé offre un sacrifice à Dieu, et Dieu conclut une alliance avec lui et ses descendants, comme on le lit dans la Genèse :

« Noé bâtit un autel pour le Seigneur ; puis il prit de tous les animaux purs et de tous les oiseaux purs et il offrit des holocaustes sur l’autel. Le Seigneur respira l’agréable odeur et dit en son cœur : “Je ne maudirai plus la terre à cause de l’homme.” » (Genèse 8:20-21, TOB).

Ce passage suggère un Noé transformé dans son rapport au divin et à l’humanité, marquant une évolution spirituelle. Le sacrifice et l’alliance scellent la responsabilité de Noé vis-à-vis de toute l’humanité, mais son identité n’est pas remise en cause au sein de son cercle familial comme celle d’Ulysse.

Cependant, dans un passage ultérieur, il apparaît que Noé se détache d’une certaine manière de ses enfants. L’épisode de son ivresse, dans lequel il est trouvé nu et vulnérable par ses fils (Genèse 9:20-23), révèle une fragilité humaine chez Noé, où il est figurativement « méconnaissable » aux yeux de sa descendance. Ainsi, l’ivresse de Noé peut être vue comme un moment de kaïros, révélant les limites de la préservation de l’ordre absolu et montrant que lui aussi n’est pas immuable. Ce moment de vulnérabilité rapproche son expérience de celle d’Ulysse, dans la mesure où le passage par la transformation – qu’elle soit physique, comme pour Ulysse, ou existentielle, comme pour Noé – participe à la constitution de la personne.

Le kaïros devient ici le moment où l’identité bascule, où l’homme est à la fois lui-même et autre, et où la fidélité à sa mission se confronte à la réalité du changement.



IV. Mémoire, oubli, et redéfinition de soi

La réflexion sur la mémoire et l'oubli, qui éclaire ici notre analyse, est inspirée par Gaston Bachelard (La Poétique de la rêverie, 1960), pour qui le souvenir et l’oubli ne sont pas des opposés irréconciliables, mais des processus qui, ensemble, permettent de transformer notre relation au passé. L'oubli rend le souvenir plus léger et accessible, tandis que la mémoire redonne vie aux instants essentiels, permettant ainsi de recréer un passé où les expériences marquantes continuent de nourrir notre présent.


1. Noé et la mémoire de l’humanité effacée

Après le déluge, Noé retourne sur une terre purifiée, mais totalement dévastée, où aucun autre humain, en dehors de sa propre famille, n’a survécu. Le récit ne mentionne pas un oubli direct de la part de Noé, mais il implique une coupure radicale avec la mémoire collective d’avant le déluge. Noé n’a plus de communauté humaine avec qui partager les souvenirs d’un monde passé, et sa famille représente à la fois l’unique mémoire vivante et une humanité appelée à se réinventer. Dans ce sens, Noé devient le gardien d’une mémoire fondatrice, dépouillée de tout ce qui avait constitué le monde précédent, en même temps qu’il est porteur d’une mission de reconstruction.

Cette situation symbolise pour le lecteur moderne l’idée de la mémoire traumatique dans le cadre de grandes crises. La coupure avec le passé, forcée par le déluge, impose un modèle de résilience basé non pas sur le souvenir de ce qui a été perdu, mais sur la capacité de l’individu à maintenir une cohésion personnelle malgré une rupture. Ce type de résilience, fondée sur une mémoire réduite, pousse Noé à se concentrer sur une mission spirituelle : recréer un ordre divin et humain sans se perdre dans la nostalgie d’un passé révolu. Pour le lecteur contemporain, cette dynamique peut évoquer le besoin de se défaire d’un passé accablant pour bâtir un avenir où l’identité est basée sur des valeurs renouvelées.


2. Ulysse et l’intermittence de la mémoire

Le cas d’Ulysse, quant à lui, est marqué par une mémoire intermittente : des épisodes de son voyage comme ceux de l’île des Lotophages ou du royaume de Circé, où l’oubli est provoqué, mettent à l’épreuve sa capacité à préserver ses souvenirs. Le long de son parcours, il subit des pertes, se transforme, mais reste soutenu par la mémoire de son foyer, Ithaque, et par les souvenirs de sa famille qui nourrissent sa volonté de retour.


Les épisodes où Ulysse est méconnaissable ou doit cacher son identité à son retour symbolisent également la manière dont la mémoire de soi peut se modifier dans des contextes de transformation extrême. Lorsqu’il arrive enfin à Ithaque, la reconnaissance est un processus progressif : il ne retrouve sa place qu’après avoir réaffirmé son identité en prouvant son endurance et sa ruse. Cette dynamique symbolise, pour le lecteur moderne, la nécessité de se redéfinir et de confirmer son identité après une longue absence ou après des transformations vécues.


En contraste avec Noé, Ulysse incarne une résilience fondée sur la réintégration progressive des souvenirs et de l’identité dans un contexte social où d’autres peuvent témoigner de son passé. Son retour en tant que roi d’Ithaque dépend de sa capacité à réactiver des liens qui le définissent au sein de sa communauté. Ce processus peut faire écho pour le lecteur actuel à l’expérience de ceux qui, après un éloignement ou une épreuve, cherchent à renouer avec leur propre histoire tout en intégrant les changements survenus.


3. Mémoire et oubli : réflexion sur l’identité et la personne

Ces deux récits permettent de penser la constitution de l’identité à travers la mémoire et l’oubli. Noé et Ulysse représentent deux manières de répondre à une rupture avec le monde ancien : l’un par la redéfinition en dehors de tout ancrage dans le passé humain, l’autre par la réintégration dans un monde qui reconnaît des éléments de ce passé.


Pour le lecteur contemporain, cela offre une réflexion précieuse sur le rapport entre l’individu et le collectif dans la construction de la personne. La mémoire collective, qu’elle soit effacée ou réactivée, joue un rôle dans la manière dont un individu se situe face à un groupe ou une culture. Dans un monde en perpétuelle transformation, la capacité d’un individu à garder, transformer, ou réinventer sa mémoire devient centrale dans la construction d’une identité solide.



Conclusion

Cette analyse parallèle des périples de Noé et Ulysse met en exergue le thème de la constitution de la personne par la complémentarité de processus antagonistes : stabilité et mouvement, départ et retour, repli et ouverture, préservation et renouvellement, mémoire et l’oubli. Ces dynamiques différentes constituent un continuum cohérent pour le fondement de la personne : une identité humaine stable ne se fonde pas sur un souvenir fixe, mais sur la capacité à traverser des changements tout en maintenant des valeurs qui permettent à la personne de rester en cohérence avec elle-même et son environnement. Dans cette perspective, le concept du kaïros, moment de décision et d’équilibre, révèle un point de convergence où la personne se définit non par une stabilité immuable, ni par une plasticité sans ancrage, mais par l’intégration dynamique des expériences et des choix.


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