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(5) Passer le seuil : l'élan vers l'autre, Pentecôte.

  • Josepha Faber Boitel
  • 7 juin
  • 7 min de lecture

Introduction

À l’heure des murs qui se dressent et des peuples qui se replient, que peut encore signifier la Pentecôte ? Cette fête qui suit Pâques n’est pas seulement celle d’un souffle, d’une flamme ou d’un élan spirituel. Elle marque un seuil : celui d’une transformation radicale du rapport à Dieu, à soi, aux autres.


Ce seuil, il nous faut l’explorer dans ses tensions : de Babel à la chambre haute, de la dispersion à la communion, du mutisme à la Parole. Notre approche ne se veut pas exégétique ou doctrinale. Elle se nourrit d’un regard littéraire sur les textes fondateurs, attentif aux images, aux métaphores, aux gestes. Ce sont ces symboles, ces seuils invisibles que franchissent les corps et les paroles, qui nous intéressent ici. Car ils disent quelque chose de ce qui se joue dans nos vies : passage, transformation, relation.


Cet article propose ainsi d’entrer dans le mystère de la Pentecôte à partir de cette matière symbolique : le feu, les langues, le souffle, mais aussi les seuils franchis par ceux qui, aujourd’hui encore, veillent, parlent, et témoignent.



I. De la verticalité écrasante de Babel à l'horizontalité inspirée de la Pentecôte


Babel, c’est l’image d’une verticalité écrasante. Une tour qui monte vers le ciel, comme une prétention humaine à la toute-puissance. Mais cette élévation n’est qu’apparente : elle est enfermement, uniformisation, asservissement. Une humanité d’une seule langue, d’un seul dessein, sans altérité possible. On pourrait penser, à première vue, que cette langue unique était un atout. Beaucoup de croyants y voient la marque d’une humanité unie, une chance pour la compréhension mutuelle.


Mais ce que montre le récit, c’est qu’une langue partagée, si elle ne s’ouvre pas à l’altérité, devient un instrument de pouvoir. Ce n’est pas l’unité qui est condamnée, mais l’uniformité close sur elle-même. Cette langue unique aurait pu être un chemin d’harmonie, mais elle fut détournée au service d’un projet d’élévation sans relation : construire pour se hisser, non pour se rencontrer. L’humanité parle d’une seule voix, mais non pour se comprendre, non pour s’élever ensemble.


Ce que Dieu interrompt n’est pas un progrès mais une illusion : un projet technologique de maîtrise totale. Babel n’est pas seulement une image biblique ; elle préfigure aussi les mirages contemporains d’un monde unifié par les seules données, les algorithmes ou la performance. Ce que certains présentent comme un idéal d'efficacité — parler la même langue chiffrée, penser pareil, œuvrer ensemble à une solution unique — devient, lorsqu’il est imposé, un renoncement à la pluralité humaine.


Dieu ne brise pas un rêve d’unité, mais une tentative d’hégémonie qui méconnaît la richesse du divers. Il interrompt une utopie verticale où l’unique se fait tyrannique, pour rouvrir le champ de la relation. Une manière de dire, aujourd’hui encore : la vraie paix ne naît pas de l’uniformisation, mais de la reconnaissance mutuelle. Contrairement au Déluge, Dieu n’anéantit pas : en dispersant les peuples, il met fin à une construction qui menaçait l’humanité elle-même. Il éclate la verticalité pour rendre l’humanité à sa diversité, fût-ce au prix d’une incompréhension généralisée. Là où le risque du diktat humain disparaît, certes celui de l’opposition et du conflit le remplace...mais la possibilité du dialogue pour les éviter aussi.


À la Pentecôte, une autre scène se joue. Là encore, un mouvement vient d’en haut : « Alors leur apparurent des langues qu’on aurait dites de feu ; elles se partageaient, et il s’en posa une sur chacun d’eux » (Actes 2,3 – TOB). Mais ce feu ne consume pas, il envoie. Il ne détruit pas, il inspire. Il ne réduit pas au silence, il donne une langue à chacun, une langue qui parle au cœur de l’autre.


Ce qui se vit à la Pentecôte n’est pas un retour à l’uniformité, mais une unité dans la diversité : chacun entend dans sa langue, et pourtant tous reçoivent le même souffle. C’est la fin d’une peur, la naissance d’une communauté. Le Verbe descend pour retisser du lien dans une nouvelle horizontalité.Les apôtres sortent pour parler aux autres. Chaque autre devient un récepteur direct, dans sa langue, et donc concerné personnellement par le message. Miracle ou métaphore, une signification se dessine : la langue parlée par les apôtres est celle qui touche autrui, dans laquelle autrui se reconnaît. C’est cette reconnaissance mutuelle qui fait advenir une communauté nouvelle.


C’est une langue des doux, des miséricordieux, des "espérants désespérants" et des "désespérants espérants". Une langue qui ne parle pas au-dessus, mais au-devant, et même au-dedans ! Une langue d’élan et de lien.



II. Des apôtres aux témoins d’aujourd’hui


Ce seuil franchi, les apôtres deviennent autres. Ils ne sont plus enfermés, ils sortent. Leur mission change de nature : ils ne sont pas des oracles, parlant au nom d’une vérité abstraite, mais des évangélistes, porteurs d’une Bonne Nouvelle. Cette différence est essentielle : l’oracle impose, le prophète interpelle, l’évangéliste partage. Il ne sait pas tout, mais il témoigne de ce qu’il a vu, entendu, compris. Il devient passeur d’un feu qui ne lui appartient pas.


Le don de l’Esprit leur donne le courage d’un langage neuf.

« Ce que nous avons vu et entendu, nous ne pouvons pas ne pas le dire » (Actes 4,20, TOB).

Il ne s’agit pas d’une stratégie de communication, mais d’un élan intérieur. Ce n’est pas seulement un devoir : c’est une transformation. Et ce feu n’est pas réservé à quelques élus. Il touche chacun. La tradition catholique a souvent parlé de sept dons de l’Esprit, à partir d’Isaïe 11,2-3 (TOB), mais le texte hébreu n’en mentionne que six. Le septième, "la piété", est introduit par la traduction grecque des Septante. D'autres traditions chrétiennes, comme les Églises orthodoxes ou certaines confessions protestantes, insistent davantage sur les fruits de l'Esprit (Galates 5,22), ou sur les charismes particuliers donnés à chacun selon la grâce reçue (1 Corinthiens 12). Ces approches, sans être contradictoires, offrent une richesse complémentaire pour penser l’action de l’Esprit dans la vie des croyants.


Les différentes interprétations témoignent de cette volonté de désigner ce qui permet de tenir dans la relation, avec Dieu et les autres. Peut-être est-ce là, au fond, le vrai don de Pentecôte : la capacité à entrer en lien, à passer tous les seuils et à faire de la diversité une communion.



III. Une veillée sans frontière, un souffle d’attention : avec l'ACAT le 26 juin


Veiller, c’est d’abord rester éveillé, garder un poste, surveiller les signes, attendre une venue. Comme les dix jeunes filles de la parabole qui sortirent à la rencontre de l’époux, veillant à ce que leurs lampes restent allumées. Cinq d’entre elles furent appelées sages, non parce qu’elles savaient, mais parce qu’elles avaient veillé à ne pas oublier l’essentiel : l’huile pour leur lampe.

« Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure » (Matthieu 25,13, TOB).

Veiller, c’est aussi attendre avec, comme on reste au chevet d’un malade ou d’un agonisant, non pour le sauver, mais pour qu’il ne soit pas seul. Il ne s’agit plus ici de surveiller, mais d’accompagner : être là. Veiller, c’est encore veiller sur, comme on veille sur un enfant, non parce qu’il serait en danger, mais simplement parce qu’il est vulnérable.


Veiller, enfin, c’est veiller à, dans le sens de porter attention à, ne pas détourner les yeux. Rester disponibles, dans une forme de présence discrète et active, pour ceux qui souffrent, ceux qui appellent, ceux qu’on oublie. Veiller équivaut à témoigner pour ceux et en place de ceux qui ne le peuvent pas.


Témoigner, alors, ce n’est pas juger. Ce n’est pas dénoncer, accuser, ni classer. C’est simplement dire : « je te vois », « je te reconnais ». C’est dire à l’autre qu’il est digne, parce qu’il est humain, parce qu’il est mon frère ou ma sœur en humanité. Cela ne dépend pas de l’appartenance ou de la croyance : témoigner de la dignité humaine que l’on reconnaît à l’autre est de la capacité de chacun d’entre nous, et même de notre devoir.


C’est pourquoi la veillée du 26 juin peut se vivre seul ou en groupe, dans un cadre confessionnel ou dans une démarche laïque. Elle ne connaît pas de frontière. Ce qui compte, ce n’est pas l’étiquette, mais l’élan : témoigner au nom de l’amour du prochain ou de la fraternité… peu importe. Il s’agit simplement de choisir : Celui de la Miséricorde, du Cœur, de l’Esprit, de l’Élan permanent vers autre que soi.


Dans le silence de la veillée, qu’il soit méditation, prière ou attention fraternelle, un espace s’ouvre. Non pour imposer une parole, mais pour recevoir une Présence. Ce silence n’est pas un vide : il est habité par le Verbe. Il est le seuil d’une parole qui ne s’oppose pas au silence, mais en surgit, comme la Parole jaillit du Verbe dans l’Évangile selon Jean.


À ce silence habité s’oppose le verbiage des Nations désunies, cet empilement de mots, de postures et de discours qui tentent de combler l’absence d’accord. Paroles saturées qui tournent à vide, quand le seul autre langage universel, hélas, reste celui des cris de souffrance, des appels à l’aide.

« Il y a des souffrances qui, loin d’être des croix qui sauvent, sont des poids qui écrasent ; il y a des souffrances qui brisent et révoltent. Elles sont alors un mal, un scandale. » (René Voillaume, La Contemplation aujourd’hui, pp. 32-33)

Mais si l’Esprit descend au milieu de ces langues, s’il habite nos veilles, alors peut naître une autre langue, celle du cœur. Dieu, dont le Nom demeure imprononçable, se révèle dans un mouvement : celui « qui est, qui était et qui vient » (Apocalypse 1,8, TOB). Cette formule est plus qu’un titre : elle est le signe d’un mouvement perpétuel d’élan vers l’autre. Saint Jean, ne pouvant traduire le Nom, a choisi une métaphore du temps, mais aussi du don : un Dieu qui se donne, sans cesse, à qui veut Le recevoir.


« Se souvenir de ceux qui sont oubliés, c’est se mettre aux côtés de Dieu qui n’oublie personne. » (Vladimir Ghika, Derniers témoignages, p. 43)


Conclusion

La Pentecôte n’est pas l’anti-Babel. Elle est son dépassement. Le seuil qu’elle trace n’efface pas la dispersion, les conflits, les malentendus, mais elle les traverse. Elle montre qu’un autre élan est possible. Qu’un souffle peut faire se lever une communauté. Que la diversité peut être féconde. Que la parole, quand elle vient du silence habité par le Verbe, peut rejoindre l’autre là où il est. À l’heure des violences et des replis, à l’heure des discours sans âme, il nous est donné d’espérer encore un langage du cœur. Un langage de l’Esprit. Celui de l’Élan vers l’autre. Et peut-être est-ce là la vocation de toute veille : tenir le seuil ouvert, pour que le souffle puisse passer.




Ghika Vladimir, Derniers témoignages, présentés par Y. Estienne, Paris, Beauchesne, 1970.

Voillaume René, La Contemplation aujourd’hui, Paris, Cerf, 1971.


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