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(4) Théologie du Seuil : une une pédagogie christique pour vivre sa foi dans un monde blessé

  • Josepha Faber Boitel
  • il y a 2 jours
  • 5 min de lecture


Introduction

« La détresse, l’angoisse, la persécution, la faim, le péril, le glaive ? […] En tout cela, nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés. » (Rm 8,35-37)

Commencer ici, avec Paul, c’est accepter une vérité difficile : la foi pascale ne promet pas d’éliminer les fractures du monde. Elle ne garantit pas la fin de la violence, de la crise écologique ou de la fatigue sociale qui traversent la France. Elle ouvre plutôt une voie pour habiter ces fractures.


La question théologique, et existentielle, est alors : Comment relire notre présent à partir du matin où le Ressuscité dit : « Ne me retiens pas » ?


La théologie du Seuil ne consiste pas en une échappée hors du réel, mais en une pédagogie du vide : cet espace interstitiel entre le Vendredi saint et la résurrection, où l’on n’a pas encore vu, mais où l’on doit avancer malgré tout. Ce vide renvoie à nos traumatismes autant collectifs que personnels. Loin d’être un interstice narratif, Il constitue le laboratoire de la foi et éclaire les épisodes qui le précède et le suivent autant que notre traversée du réel au quotidien. 


Ce postulat est le fil conducteur de cet article : une invitation à une lecture renouvelée de nos fractures, à la lumière de la théologie du Seuil.




  1. Avant Pâques : thaumaturgie et attentes humaines

Dans la période pré-pascale, les demandes adressées au Christ prennent souvent la forme d’une attente d’intervention visible et salvatrice. Marthe s’écrie : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort » (Jn 11,21), témoignage d’une attente de présence guérissante ; à Cana, la remarque de Marie (« Ils n’ont plus de vin » (Jn 2,3) ) porte la même sollicitude pour une intervention concrète.


Ces paroles traduisent moins une accusation de défaillance que la posture humaine qui attend du Messie une action manifeste dans l’histoire. Ce mode de relation s’inscrit dans une conception classique de la messianité. La thaumaturgie du Christ devient alors une garantie de sa puissance, de sa proximité immédiate avec les besoins humains.


Mais cette attitude, si elle exprime une foi sincère, masque peut-être aussi une difficulté à accueillir une présence divine d'une nature plus subtile. Elle soulève alors la question suivante : que faire quand cette présence visiblement interventionniste ne se manifeste pas comme attendu ?


C’est précisément cette tension qui traverse la période pascale : de l’attente d’un Christ thaumaturge à la découverte d’un Christ qui se retire, pour inviter  à une relation moins immédiate, mais aussi plus exigeante.





2. Le Seuil pascal

En Jean 20, 10 et 20, 11, deux verbes, et deux particules notamment, indiquent deux manières de traverser l’incompréhension.


Les disciples repartent (ἀπῆλθον οὖν) : l’incompréhension devient prétexte au repli. Le οὖν (donc) marque la logique d’un retrait : puisqu’ils ne comprennent pas, ils s’en vont. Marie-Madeleine reste (ἔστη δὲ πρὸς τῷ μνημείῳ) : la particule δέ (mais) oppose sa posture à la leur. Elle demeure. Elle ne comprend rien. Elle ne voit rien. Elle ne possède rien. Mais elle tient, dans ce vide où le réel semble clos.


Elle devient ainsi le modèle existentiel d’une foi après la catastrophe : une foi qui ne trouve plus Dieu dans l’événement, mais précisément là où l’événement manque : dans l'intériorité. Elle se met en capacité de Dieu, en condition pour le recevoir.


Avec Paul Ricœur, on pourrait dire qu’elle inaugure la tâche spirituelle qui consiste à rendre pensable un monde blessé. Là où les apôtres partent faute de sens, elle reste pour faire sens.



  1. « Ne me retiens pas » (Jn 20,17)


Le premier Seuil du monde nouveau n’est pas l’Ascension, mais Pâques. La parole du Ressuscité, « Ne me retiens pas », marque le premier de l’absence habitée. Elle ouvre un espace où la foi doit apprendre à se déplacer du contact au consentement.


Le Seuil post-pascal introduit une dimension relationnelle nouvelle, qui ne nie pas la nécessité du secours immédiat, mais la dépasse de sorte que notre dignité dans la relation avec le Christ s’accroît. Il ne s’agit plus seulement d'« avoir recours à » , mais d’« être relié à».


C’est ici que nous pouvons nommer une figure humaine qui a vécu ce passage décisif : Marie-Madeleine. Dans le texte grec, Jésus lui dit : Μή μου ἅπτου (Jn 20,17). Souvent, cette phrase est traduite par « Ne me touche pas ». Mais cette traduction est insuffisante. Le verbe ἅπτομαι ne se limite pas à « toucher » au sens physique ; il signifie aussi : saisir pour fixer, retenir pour posséder... s’accrocher pour croire.


Marie-Madeleine avait encore un réflexe : revenir au régime d’avant, celui du Christ qui agit pour réparer, guérir, prouver. Jésus affirme que cette posture est désormais obsolète. Ce moment marque une étape essentielle dans la maturation de la foi : reconnaître que la présence du Ressuscité ne se limite plus à l’immédiateté du miracle, mais devient une relation d’envoi, de fidélité dans l’absence, d’écoute intérieure.


Pour la théologie du Seuil, cette interdiction implique une bascule opératoire. Le Ressuscité affirme : ne cherche plus à me saisir en tant que réponse. En un verset, Jésus fait passer Marie d’une christologie d’efficacité à une christologie d’avènement.


Jésus ne s’oppose pas à l'amour de Marie-Madeleine, mais à son mode d’amour : il lui apprend que la relation doit changer de mode, comme une pédagogie du seuil. J’irai jusqu’à dire : Il l’initie à la théologie du Seuil.


Toute la bascule post-Ascension (la mutation du régime d’agir) est déjà contenue en germe dans ce premier contact. Comme l’écrit Jean Zumstein :


« Le Ressuscité n’appartient plus à la sphère de la saisissabilité. Il appelle à un nouveau mode de relation : la foi. »  (1)



4. Le Seuil de l’envoi : Pâques in media res

Désormais ce sera par envoi et par Parole transmise que ceux qui Le suivent seront liés à Lui. Dans l'immédiateté, in media res, au milieu des choses du monde, de la réalité humaine, Jésus agit... mais d'une manière inédite aux yeux de Marie-Madeleine. Il lui donne la nouvelle tâche du Seuil :


“Va trouver mes frères et dis-leur…” ( (Jn 20,17)

En narratologie, un récit qui commence in media res n’introduit pas l’action : il la reçoit en cours, comme si l’essentiel était déjà engagé en dehors du champ visible.


Je crois que la Résurrection fonctionne ainsi : elle n’est pas un épilogue grandiose, mais un commencement dissimulé au cœur du monde.Un commencement situé « au milieu des choses », in media res, dans un jardin qui n’a rien de spectaculaire, devant une femme bouleversée qui ne comprend pas encore.


Ainsi le véritable Seuil de l’histoire chrétienne n’est pas la Pentecôte(qui manifeste ce qui est déjà advenu) mais le matin de Pâques. Là, le récit chrétien s’ouvre réellement : le Christ relève la relation, institue l’envoi, fonde une manière nouvelle d’être lié à Lui.


La mission de Marie-Madeleine n’est pas un appendice : elle inaugure cette dramaturgie nouvelle où l’essentiel se passe dans la relation transmise, dans la parole confiée, dans la présence qui se donne au cœur du réel. C’est la Résurrection qui est in media res : le surgissement du divin dans la chair du monde, le Seuil où tout recommence.



Conclusion

La Résurrection n’efface pas le traumatisme : elle ne supprime ni la violence, ni la déchirure du Vendredi saint. Elle inaugure un autre mode de relation, qui dépasse le spectaculaire pour se vivre dans le discernement. Marie-Madeleine, qui cherche un corps et rencontre une voix, illustre cette transformation et ouvre la voie à une théologie pascale du Seuil, capable de parler à notre monde blessé.


La christophanie pascale n’est pas destinée à convaincre, mais à établir une alliance nouvelle. Le Ressuscité ne restaure pas l’ancienne présence ; il ouvre une absence habitée, creuset de la foi. Une foi née avant même d'être comprise. Dans un monde éprouvé, le Christ se reconnaît à ceci : il permet à l’homme de supporter plus de réel, d’ouvrir la scène du sens et de se tourner vers autrui.





 (1) Zumstein Jean , Le Ressuscité et ses témoins, Labor et Fides, 2013, p. 82-83.)













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