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(1)Pour une Théologie du Seuil : ancrage biblique et chemin existentiel 

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    jfb artek
  • il y a 3 jours
  • 10 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 1 jour


Introduction

Pourquoi une Théologie du Seuil ?


La Théologie du Seuil naît d’une conviction : il existe, au cœur de l’expérience spirituelle mais aussi dans la concrétude, un état de conscience où l’homme se tient dans l’attention aimante au réel, tout en guettant sa possible transcendance. Ce lieu fragile, où se mêlent épreuve et Promesse, mérite d’être pensé comme un espace théologique à part entière.


Si je parle aujourd’hui de « Théologie du Seuil », c’est parce que ce geste a été reconnu avant même que je l’aie nommé. Depuis plusieurs années, j’explore le Seuil à travers mes œuvres plastiques (1), mes textes et mon chemin de foi. Mais c’est à la faveur d’un commentaire particulièrement profond concernant un de mes articles (Penser le seuil du non-Être (6) : l’humain dans l’ombre d’Hiroshima) que le terme de « Théologie » s’est imposé. La pensée que je croyais isolée s’est révélée être une démarche théologique, déjà en cours de déploiement. Une série de textes en dessinait les contours (2). D'autres commentaires exigeants et bienveillants, ont souligné l’importance d’un tel regard : non seulement pour affronter le non-sens et interroger le mal, mais aussi pour faire place à une Espérance qui ne déserte pas le réel (3). C’est grâce à eux que j’ai osé nommer plus clairement ce que je pressentais déjà : une Théologie du Seuil.


Le propos du présent article est d’en poser les jalons. Il s’agit de montrer comment le Seuil, loin d’être une simple image, peut devenir un lieu critique pour veiller dans la tension du réel et pour vivre le Salut comme relation plutôt que destination.




I. Le Seuil révélé dans la Parole

Le corpus de la Théologie du Seuil s’articule autour d’un texte fondateur, le Psaume 84, qui proclame :

« J’ai choisi de me tenir sur le seuil, dans la maison de mon Dieu, plutôt que d’habiter parmi les infidèles. » (Ps 84,11 [AELF ; LXX Ps 83,11])

Ce verset exprime l'attitude de l’orant : demeurer hors de l’illusion d’une compréhension totale du Mystère, tout en restant attentif à la réalité, dans une attente humble et vigilante.


Il propose une réponse concrète au répons des Laudes qui condense la problématique du Seuil :

R/ Dieu, tu es mon Dieu, *Je te cherche dès l’aube.  V/ Comment découvrir ta lumière ? * V/ Où saisir un reflet de ta gloire ? *

Chercher la lumière avant qu’elle ne se lève, guetter un reflet de Gloire dans la nuit, voilà le geste intérieur que le Seuil nous invite à accomplir.


Le Psaume 84 s'associe à d’autres que j'appelle psaumes du crépuscule. Ce crépuscule n’est pas désespérance car la nuit, habitée par l’angoisse, devient aussi le lieu d’une promesse. Le doute même devient fécond, forme paradoxale d’une conviction en attente :


« Je devance l'aurore et j'implore : j'espère en ta parole. »  (Ps 119,147 [AELF ; LXX Ps 118,147]) ; « Mon âme attend le Seigneur plus qu'un veilleur ne guette l'aurore.»  (Ps 130,6 [AELF ; LXX Ps 129,6]) ; « Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l'aube [...] Dans la nuit, je me souviens de toi et je reste des heures à te parler. »  (Ps 62,2‑7 [AELF ; LXX Ps 63,2‑7]).

La première lettre aux Romains, inscrit cette veille dans une perspective eschatologique :


« 11 Vous le savez : c’est le moment, l’heure est déjà venue de sortir de votre sommeil. Car le salut est plus près de nous maintenant qu’à l’époque où nous sommes devenus croyants. 12 La nuit est bientôt finie, le jour est tout proche. Rejetons les œuvres des ténèbres, revêtons-nous des armes de la lumière.». (Rm 13,11-132, AELF)

Le Seuil devient le lieu d’une vigilance éthique et d’un choix spirituel décisif que déjà le psaume inaugural affirmait : refuser d’habiter « parmi les infidèles » (littéralement “ les tentes des méchants /du mal / de la méchanceté” (4)).


Les Béatitudes (Mt 5,1‑16) parachèvent cette dynamique comme Seuil textuel et spirituel. Elles exposent un locus vivandi, un lieu du vivre, où l’individu est invité à une transformation existentielle. Elles ne sont ni une simple morale ni une liste de consolations spirituelles dans l'attente d'un avenir meilleur. Elles révèlent un Royaume déjà en cours d’actualisation, et invitent à s'accomplir dans la relation à Dieu et aux autres.


Cette lecture trouve un appui particulier dans l’attention portée au texte et à ses traductions. En revenant aux mots les plus proches de la langue de Jésus et en les reliant au contexte spirituel dans lequel il les prononça, le sens des Béatitudes nourrit leur lecture depuis le Seuil .


Le Seuil se joue aussi dans la langue elle-même, dans l’écart qui s’ouvre entre le mille-feuille de traductions reçues et le mot originel perdu. La Parole, traduite et transmise au fil des siècles, a engendré autant de demeures herméneutiques qu’il y a de strates de tradition. Habiter ces couches, c’est se laisser transformer par la polyphonie de la Parole, en privilégiant une hospitalité des médiations, où chaque niveau devient un lieu de révélation. Observer ces différences souligne l’importance d’une lecture attentive, qui considère chaque mot comme vecteur d’expérience existentielle, capable de nourrir la transformation intérieure depuis le Seuil (5).


Trois dimensions fondamentales de l’expérience humaine émergent :


  • L’accomplissement de l’humanité : l’homme est reconnu dans sa dignité la plus haute comme lieu d’effectivité de l’Alliance.

  • La relation : le disciple s'inscrit dans un lien vivant avec Dieu et les autres ; les épreuves deviennent un espace où s’exerce la compassion et la communion.

  • La grâce : la vie nouvelle promise n’est pas différée et ne résulte pas du seul effort humain, déjà donnée, c'est une force intérieure permettant de vivre autrement, ici et maintenant.


Depuis le Seuil, Les Béatitudes reconfigurent l’existence. Elles pourraient être considérées comme une charte de la Personne : une proclamation qui fonde un nouvel espace d’humanité par une Parole performative. Dans un monde traversé de crises, cette perspective rappelle que l'humain ne se réduit pas à ses manques ni à ses luttes. Au-delà de l’individu, ancré dans une temporalité où règnent accélération et densification, il existe la personne, nourrie par la Parole (6).





II. Le Seuil comme expérience humaine

Le Seuil n’est pas seulement révélé par la Parole : il se vit.

« J’ai choisi de me tenir sur le seuil ».

C’est par ces mots médités aux Laudes que tout commence. Ce matin-là, ma pensée, interpellée, conceptualise enfin le fondement d’une réflexion concernant la vie spirituelle dans son rapport à l’intériorité, à l’altérité, au monde et à la foi, sous l'égide de l'Esprit.

Ce verset devient point de départ d’une expérience.


Se pose alors comme une évidence un engagement spirituel et éthique : la fidélité au message biblique est vouée à se déployer dans une ouverture au monde contemporain (7). Même dans l’impuissance individuelle, surtout dans celle-ci, le regard intérieur se doit d’accueillir les visages que lui offrent la Création et les créatures, des plus lumineux aux plus obscurs, là même où l’humanité semble défaite.


Mais accueillir ne signifie pas se laisser engloutir. C’est demeurer sur le Seuil : ce poste d’écoute du monde, entre présence et distance, enracinement et envoi. Là, l’être consent à s'exposer au réel.


Une correspondance s’établit entre la position liminaire du Seuil et deux modalités d’ ”être au monde” où se rencontrent le soi et l’a/Autre, l’intime et l’universel (8). D’une part, l’"extérieur", espace instable, exposé aux variations, souvent marqué par la coupure d’avec le lien originaire et la fragilisation des repères symboliques ou relationnels. D’autre part, l’"intérieur", espace habité, porteur d’une attente de sens, où le sujet demeure relié à une intériorité fondatrice, ouverte à l’accueil et à la signification.


Le Seuil ne se contente pas de juxtaposer ces deux modalités : il les met en tension créatrice. Il devient ainsi un lieu d’attention déplacée, où le regard quitte l’utilitaire pour s’ouvrir à une profondeur de signification, et où le réel se donne à percevoir à la fois dans sa dimension ordinaire et dans son excès de sens (9).


Ainsi le Seuil est une expérience dynamique : il fait résonner ensemble l’être-au-monde, l’être-à-soi, l’être-avec-autrui et l’être-devant-Dieu. Il devient alors lieu de transformation car on y reçoit ce qui vient, même si cela déplace nos repères.


Dans cette perspective, le Seuil s’offre aussi comme un espace de conversion de la conscience, tissant une compréhension élargie de la relation entre visible et invisible, immédiat et éternel.




III. Ouverture théologique


Le Seuil, vide en apparence, se révèle comme espace ontologique, où le sens émerge. Là où la conscience humaine se heurte à l’absurde ou à la sidération, il permet une ouverture en creux.


En sus de l’approche phénoménologique, qui déployait la rencontre entre soi, autrui et l’Autre, ici le vide du Seuil devient disponibilité à la Présence divine, même au cœur du mystère du mal (10).


La rencontre entre le divin et l’humain se révèle dans l’épaisseur du quotidien, dans chaque instant vécu. L’expérience de foi consiste à participer, à travers ces fragments de vie, à un mystère qui ne se laisse jamais entièrement saisir.


Cette participation, qui transforme la conscience et l’action, appelle une orientation pratique et spirituelle :


  • Hospitalité : accueillir sans condition ceux qui s’approchent et ce qui advient, avec le Christ comme compagnon de joug.

  • Veille : rester attentif aux signes les plus discrets de la présence divine.

  • Discernement : reconnaître, au milieu de la pluralité des appels, ce qui conduit vers la plénitude de la Vie.


Ces orientations s’incarnent dans des vertus (au sens latin de virtus), forces intérieures permettant l’action juste  :


  • Foi : confiance active, dans l’absence de clarté, disponibilité au Mystère.

  • Prudence : au sens de phronèsis, sagacité dans l’immédiateté, lucidité courageuse permettant une action réfléchie, dans un objectif d'efficacité.

  • Persévérance : comme consentement à la durée, surtout quand le Seuil semble désert, parce qu’on sait que la veille elle-même est déjà participation au mystère du Royaume.


Ainsi, le Seuil devient un lieu de contemplation et d’action éthique, où l’expérience vécue et la réflexion théologique se répondent et s’entrelacent.



Conclusion

Cette réflexion a permis de comprendre le Seuil comme lieu inédit de la pensée théologique concernant le process de la Parole, de son enracinement biblique à son déploiement existentiel. Le Seuil s’est révélé comme espace de tension et d’ouverture, à la fois lieu de fragilité et d’Espérance, point de passage où l’orant se découvre exposé à la réalité crue ainsi qu'à la Promesse.


Reste à interroger la posture que suppose une telle théologie du Seuil. Comment penser, croire et témoigner à partir de cet espace liminaire ? Faut-il en faire une apologétique, la dépasser en perspective post-apologétique, ou inventer une manière nouvelle de dire et de vivre la foi ? Le prochain article poursuivra cette exploration en proposant une relecture de ce que j’appelle une théologie apo-phanique.





(4) Le mot oḥel (tente) est souvent associé à l’image d’une habitation précaire ou mouvante, plutôt qu’un lieu sacré comme l’est בֵּית אֱלֹהַי (bet-Elohai) : "maison de mon Dieu", ici comprise comme un lieu de proximité, de sanctification, d’attente spirituelle. La traduction liturgique parle d' "habiter parmi les infidèles", mais l’hébreu renvoie à l’idée de ceux qui vivent hors de l’alliance : non pas comme une condamnation morale, mais comme un constat d’éloignement ou de rupture du lien vivant avec Dieu. Les "parvis" évoquent au contraire la proximité du sanctuaire, espace liminaire où l’on est déjà dans la maison de Dieu sans encore pénétrer le Saint des Saints. 


(5) La réflexion sur la densité du mot, son excès de sens et la limite de sa potentialité sera développée dans de futurs articles. La problématique de ce « dire » textuel, à la croisée de Jabès et de Blanchot, met en lumière l’interaction entre dimension textuelle et dimension spirituelle. Chaque mot, dans sa profondeur et son contexte, devient un seuil d’expérience, un espace où le lecteur peut vivre une transformation intérieure. Cette exploration poursuivra le lien entre langage, expérience existentielle et posture spirituelle.


(6) Dire que la personne est « nourrie par la Parole » ouvre un éventail de nuances, selon la sensibilité de chacun. Elle peut être fondée par la Parole, qui devient socle et origine de son existence ; manifestée par elle, lorsqu’elle se révèle dans le monde et dans ses relations ; éclairée par elle, quand la Parole oriente et illumine sa conscience et son expérience intérieure ; ou actualisée par elle, lorsqu’elle se déploie dans l’action et la vie concrète. La Théologie du Seuil met ainsi en lumière la relation vivante entre la personne et la Parole divine, tout en laissant chacun libre de vivre et d’interpréter cette relation à sa manière, et d’en faire l’épreuve dans son attention, sa vigilance et son agir.


(7) Dans le prolongement de ce cheminement personnel, une voie s’est dessinée pour envisager une alliance vivante du spirituel et du pratique, chemin que d’autres ont ouvert bien avant moi. On pourra lire à ce sujet l’ouvrage de Laurent Gagnebin, Wilfred Monod. Pour un Évangile intégral, Van Dieren Éditeur, 2003. 


(8)  On pense bien sûr à Levinas qui fait de la rencontre avec l’Autre le lieu de l’éthique, mais aussi à Ricoeur qui articule ipse et idem. Maurice Zundel, de son côté, situe l’accès au "moi vrai" dans une ouverture radicale à l’Autre divin, qui libère du repli narcissique. Ici, le Seuil se pense comme cet entre-deux où le soi advient en relation, en se tenant à découvert devant l’Autre, humain et divin.


(9) Certains aspects de cette Théologie du Seuil entrent en résonance avec la notion de phénomène saturé développée par Jean-Luc Marion, dans sa tentative de penser ce qui déborde la réduction, la maîtrise ou l’intentionnalité. Le Seuil, en tant qu’espace de retrait, de disponibilité et de surabondance, pourrait être envisagé comme un lieu d’accueil de ce qui déborde toute saisie. Une étude plus approfondie de cette correspondance mériterait un développement ultérieur, sans négliger le concept de donation. Cf. Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 1997.


(10) La notion de « vide » du Seuil trouve un éclairage dans la théologie de la kénose, où le dépouillement et l’abaissement de Dieu (Ph 2,7) se révèlent comme ouverture paradoxale à la plénitude de l’Amour. L'article 2 approfondira la dynamique kénologique.




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