(4) Les seuils de la mémoire : transmettre pour libérer
- Josepha Faber Boitel
- il y a 2 jours
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Introduction
Le 30e anniversaire de la fin du génocide des Tutsis, les 50 ans de la guerre du Liban, les 80 ans de l’amnistie du 8 mai 1945 : autant de seuils mémoriels que 2025 nous invite à franchir. Mais un seuil n’est jamais une simple porte : il est à la fois passage et résistance, ouverture et cicatrice. Car c’est bien cela que nous lègue l’Histoire : des plaies refermées à vif, des blessures devenues balafres, parfois mal recousues, et dont chaque souvenir ravive la profondeur. Une cicatrice, pourtant, dit aussi que la vie a continué.
Et si la mémoire était elle-même une forme de seuil cicatriciel ?
Entre l’effacement du passé, amnistie, et son ressassement figé, anamnèse, se déploie un espace plus complexe : celui d’une mémoire qui ne nie pas la blessure, mais l’habite. Une mémoire où la douleur devient transmission, où le souvenir ne reste pas figé, mais se transforme en force de relèvement.
Ce texte explore cette tension, à travers quatre figures : l’enfant de fiction, comme incarnation du seuil fragile entre guerre et paix ; l’oiseau Sankofa, symbole africain de la sagesse qui regarde en arrière pour mieux avancer ; Mnémosyne, déesse de la mémoire et mère des Muses, qui relie l’Histoire au langage, et donc à la transmission ; et enfin, le Christ ressuscité, qui apparaît à ses disciples en leur montrant ses plaies : cicatrices ouvertes mais transfigurées, seuils franchis entre mort et vie, entre désespoir et espérance. Quatre figures, quatre manières de dire que la mémoire ne vaut que si elle devient passage : ni mur du silence, ni gouffre de douleur, mais seuil fécond où se relient passé et avenir.
I. Amnistie et anamnèse : deux faces d’une même pièce ?
Il y a dans le mot « amnistie » un curieux paradoxe : elle protège une société mais, parfois, au prix d’un renoncement à la vérité. Elle efface pour pacifier, mais que devient la mémoire dans cette opération ?
Dans la Grèce antique, l’amnistie désigne d’abord une loi d’oubli : après les guerres civiles, on décrète qu’on ne parlera plus des fautes commises. Le mot vient du grec amnêsia, le contraire de mnêmê, la mémoire. L’oubli, alors, est une stratégie politique, un baume mis sur les blessures pour éviter qu’elles ne suppurent. On connaît cela : « Il ne faut pas remuer le passé », dit-on parfois aux enfants, ou aux peuples.
Mais du point de vue chrétien, un mot entre en tension directe avec cette logique : anamnèse. Dans la liturgie, c’est le moment où l’on fait mémoire de la mort et de la résurrection du Christ. Non pas une commémoration froide, mais une actualisation. Le passé devient vivifiant, agissant dans le présent. Il transforme.
On retrouve cette tension chez Mnémosyne, la déesse de la mémoire, mère des Muses. C’est d’elle que naissent les arts, les récits, les mythes : elle ne se contente pas de conserver, elle enfante. Elle relie, elle crée. Là encore, le souvenir devient seuil : entre le vécu et le sens, entre le cri et le chant. Elle est l’ancêtre des conteurs, des artistes, des griots : ceux qui savent que toute cicatrice, si elle est dite, peut devenir mémoire vivante.
II. Des seuils plus que des clôtures
À travers l’Histoire, les lois d’amnistie ont tenté de construire des seuils, mais ont souvent dressé des murs. L’Espagne post-franquiste a connu son pacte de l’oubli. L’Afrique du Sud a préféré la vérité et la réconciliation. Deux manières de tenter la paix.
Mais une paix sans mémoire est-elle durable ? Peut-on guérir ce que l’on refuse de nommer ?
Dans L’Enfant multiple, Andrée Chedid met en scène Omar-Jo, un enfant libanais qui, après avoir fui la guerre, porte en lui un chaos silencieux. Il ne parle pas, ou peu. Il regarde. Il se souvient. Et ce souvenir-là, indicible, devient aussi une clé. Non pas pour accuser, mais pour comprendre. Pour survivre. Pour transmettre.
Omar-Jo n’est pas un héros ni une victime figée. Il est un seuil à lui seul : entre la guerre et la paix, entre la mémoire et la parole, entre le passé et l’avenir. Dans cette figure d’enfant, se joue la tension entre héritage subi et reconstruction possible. Sa blessure physique – son bras perdu – devient métaphore d’une cicatrice plus vaste : celle de son peuple, celle de l’humanité blessée.
Comme lui, tant d’enfants d’aujourd’hui – du Liban à l’Ukraine, de Gaza aux quartiers français – portent des mémoires qu’aucune loi n’efface. Ils n’ont pas demandé à devenir témoins. Pourtant, ce sont souvent eux qui, un jour, écriront l’histoire, ou la tairont. Ce sont eux qu’il faut rejoindre.
Il ne suffit pas de leur léguer un manuel. Il faut leur transmettre un mouvement. Une mémoire qui ne fige pas, mais qui déploie. Une mémoire qui sait que chaque cicatrice est un seuil entre le cri et la résilience.
III. La mémoire n’est pas un monument, c’est un manège
Si vous avez lu L’Enfant multiple d’Andrée Chedid, vous vous souviendrez peut-être de la première lettre que Joseph, le grand-père du héros, adresse à Maxime, oncle de cœur du petit Omar-Jo, garçon mutilé par la guerre. En relisant cet ouvrage, ces mots m’ont frappé par leur actualité et leur acuité :
« Notre existence, notre Manège à nous, s'enfonce encore dans les ruines ; mais à présent que les armes se sont tues, de village en village nous arrivons, peu à peu, à recomposer la chaîne, et à nous retrouver. Il faudra bien que ça tourne rond, un jour ! Que notre peuple tout entier remonte sur le même Manège qui s’ébranlera, progressera sur une musique d’espoir. Tu me comprends, Maxime ? Tu sais que je ne rêve pas. Souviens-toi de vos propres guerres et de l’horrible occupation. »
Ce cri du passé, porteur d’espoir, nous interpelle aujourd’hui. Deux conflits distincts, deux contextes, et pourtant la même interrogation persiste : comment refermer les plaies sans effacer les cicatrices ? Tandis que l’Europe n’échappe pas au spectre d’un retour à la guerre, le Liban continue de subir les secousses d’un Moyen-Orient toujours en tension.
Le manège devient alors plus qu’une image : une véritable métaphore de la mémoire. Tout au long du roman, cette figure revient en boucle. Le manège tourne, s’emballe, se fige parfois. Il incarne tour à tour la folie du monde, la répétition du traumatisme, mais aussi l’élan d’une reconstruction. La mémoire, comme le manège, revient. Mais ce n’est jamais exactement le même tour. Quelque chose en nous a changé. Le contexte a changé. Le regard aussi.
Et voilà qu’à la fin du roman, Joseph construit un second manège, cette fois au pays d’origine d’Omar-Jo. Un manège sans mécanique. Il ne tourne pas. Il figure cette mémoire arrêtée, blessée, peut-être aussi disponible à autre chose qu’à la répétition. Et surtout, Joseph y ajoute une dernière monture, différente de toutes les autres :
« Un animal rêvé, inventé, avec des yeux mobiles ; et qui possèderait, tout à la fois, des pattes, des ailes, des nageoires, lui permettant de se débrouiller sous n’importe quelles circonstances et dans n’importe quel lieu. »
Cette chimère, c’est peut-être cela, la mémoire résiliente : un être hybride, né de la douleur mais tendu vers l’adaptation, l’espoir, l’imaginaire. Ce n’est pas une monture de fuite, mais une monture d’élan. Elle ne répète pas : elle transforme. Elle incarne un avenir possible.
« L'enfant s'était, peu à peu, habitué à son moignon. Fondus sous la blessure close, même les points de suture en faisaient partie. [...] Son absence était un rappel de toutes les absences, de toutes les morts, de toutes les meurtrissures. »
Cette tension entre l’absence et la transformation, entre le cri et l’espoir, entre le manège figé et la chimère mouvante, dit quelque chose d’essentiel sur la manière de faire mémoire sans s’y enfermer. De rêver sans oublier. De transmettre en fécondant.
« Toute mémoire est un oubli organisé, un oubli nécessaire. Celui qui ne pourrait oublier se retrouverait aussi désemparé que celui qui oublierait tout. » (D’Elia et Dollez, Exil et violence politique, p. 55)
Mais à quoi bon transmettre si l’on ne transmet que le tragique ? Une scène du roman illustre bien la saturation actuelle face à la répétition du malheur. Lorsqu’Omar-Jo attend des nouvelles de Maxime, son oncle de cœur, et que l’on craint le pire, la réaction collective révèle une forme d’habituation catastrophiste :
« Ils [...] interrogèrent la vendeuse de journaux [...] À force d'être confrontée, depuis quarante ans, aux titres des journaux, la vendeuse évoluait dans un monde de catastrophes. Persuadée que, d'un jour à l'autre, les calamités s'introduisaient dans l'existence de chacun. » (L’Enfant multiple, p.149)
La satire est fine. Elle ne ridiculise pas l’angoisse — qui, dans le cas de Maxime, sera hélas fondée — mais elle pointe le danger d’une mémoire sans espérance, d’une information qui ne transmet plus rien qu’un flux d’alertes. À force de redire, de sur-dire, de trop-dire, notre époque tend à noyer l’essentiel. L’abondance de récits tragiques finit par obstruer la possibilité même de croire en la résilience.
Or transmettre, ce n’est pas seulement remémorer : c’est discerner. Ne pas céder à la logique du sensationnel. Refuser le vertige de l’effroi. Chercher, derrière le cri, le souffle. Car il y a dans toute mémoire véritable une part d’appel — une part de souffle — qui ne se contente pas d’évoquer mais qui éveille, qui met en route, qui réoriente.
Et c’est sans doute là que l’anamnèse chrétienne reprend le relais : en offrant une mémoire non pas paralysante, mais vivifiante. Non pas une répétition, mais une relecture. Une mémoire pascale.
IV. Rouvrir les seuils, ici et maintenant
Mais comment transmettre une mémoire qui libère plutôt qu’une mémoire qui enchaîne ?
Les Anciens avaient une réponse : le muthos. Chez Aristote, ce terme ne désigne pas une fable creuse, mais la trame du récit : ce qui relie les faits, leur donne une forme intelligible, une portée. Sans ce fil, la mémoire reste dispersée, incapable d’orienter l’action.
Aujourd’hui, cette sagesse ancienne trouve un écho dans les figures contemporaines qui prennent en charge la mémoire blessée sans céder ni au silence ni à la sidération. L’écrivain Massa Makan Diabaté, par exemple, incarne cette parole qui traverse les traumatismes pour transmettre, avec justesse, ce qui pourrait se perdre. Tahar Ben Jelloun disait de lui, dans Le Monde :
« Être griot, c’est être dépositaire du pouvoir de la parole, et participer à la mémoire sociale d’un peuple. Massa Makan Diabaté est un poète griot. Il appartient à la caste des nyamakala, c’est-à-dire “les gens de la parole”. [...] Il reste l’homme porteur d’une haute mémoire qui touche des doigts, avec douceur, le présent. » (4)
Ce rôle du griot — celui qui transforme le souvenir en sagesse partagée — rejoint celui du prophète, du témoin, du veilleur. Transmettre pour libérer, c’est s’inscrire dans cette lignée : ne pas sanctuariser la mémoire, mais l’ouvrir, la mettre en circulation, la laisser devenir souffle.
Conclusion
À l’Ascension, ce n’est pas seulement la mémoire qui nous porte, mais l’appel à élever nos regards, à transmettre cette mémoire qui nous dépasse, et à offrir un souffle d’espérance, non pas comme une charge, mais comme un élargissement de l’horizon. La montée du Christ au ciel éveuille dans mon imaginaire l'image de cette mémoire qui ne se limite pas à l’enfermement du passé, mais qui nous pousse à regarder plus loin, à transcender les blessures pour bâtir l’avenir.
Car avant d’être élevé, le Christ est d’abord celui qui revient vers ses disciples, leur montre ses cicatrices, leur dit « La paix soit avec vous ». Il ne revient pas sans corps, sans traces : il revient avec les marques du supplice, devenues signes de la victoire. Ses plaies sont des seuils franchis, des blessures transfigurées. Elles ne disparaissent pas, elles deviennent paroles.
La culture africaine n'est pas en reste de symbole ! C’est là que se rejoignent le Sankofa — oiseau qui regarde en arrière pour mieux avancer — et la cicatrice — mémoire visible d’un traumatisme, mais aussi preuve que la vie continue. La mémoire devient seuil : entre effondrement et relèvement, entre oubli et répétition, entre le silence et la parole.
Aujourd’hui, ce souffle passe par les plus jeunes. Ils n’ont pas choisi d’hériter de guerres ou de silences, mais ils peuvent recevoir autre chose : non une mémoire figée, mais une mémoire libératrice, tournée vers l’avenir. Tout est question de seuils : l’amnistie ne nous protège pas contre l’oubli, elle nous invite à renouer avec ce qui nous relie et nous relève.
« Il fallait que l’enfant connaisse un monde de paix. » (L’Enfant multiple, p. 99)
Sources
Andrée Chedid, L’Enfant multiple, Paris, Flammarion, 1989.
Hélèna D’Elia et Nathalie Dollez, Exil et violence politique. Les paradoxes de l’oubli, Toulouse, Érès, 2019.
Aristote, Poétique, trad. Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, éd. Vrin.
Tahar Ben Jelloun pour Le Monde, in Massa Makan Diabaté, L'Aigle et l'épervier, ou La geste Sunjata, éd. J.-P. Oswald, coll. Prose et poésie africaine, 1975, quatrième de couverture.
T.O.B., évangiles selon Jean et Luc.
Références symboliques : Sankofa (symbole akan), Mnémosyne (mythologie grecque).