Introduction
L’histoire humaine est jalonnée de tragédies profondes qui bouleversent nos notions de mémoire, de sens et de résilience. Cet article, premier d’une série intitulée « Poétique du seuil : entre chaos et création », paraît dans le sillage de la commémoration officielle du 27 janvier 2025, marquant l’anniversaire de la libération d’Auschwitz-Birkenau. Face à l’effondrement total que représentent ces catastrophes, la notion de seuil émerge comme un concept clé, un point de bascule entre destruction et reconstruction, entre l’abîme et la possibilité d’un renouveau. Le seuil est un espace fragile et paradoxal où la fin absolue côtoie la potentialité d’un avenir, et où les questions de sens et de mémoire deviennent centrales.
Cette réflexion dépasse le cadre d’un seul événement historique et s’inscrit dans une résonance universelle. La Shoah, en tant qu’événement radical, trouve un écho non seulement dans les bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, qui ont vaporisé êtres humains, bâtiments et mots, laissant un vide autant physique que spirituel, mais aussi dans les exterminations contemporaines. Celles-ci, qu’elles soient médiatisées au point que leur répétition les banalise dans une forme d’écholalie, ou qu’elles finissent passées sous silence parce que trop peu évoquées, participent d’un même abîme langagier. Dans cet abîme, les mots semblent se désintégrer, incapables de contenir l’ampleur de la destruction, et laissent place à un désert de sens.
Pourtant, qu’elles soient trop visibles ou invisibles, ces tragédies, anciennes ou en cours, appellent à une même vigilance éthique : ni leur médiatisation ni leur silence ne doivent annihiler leur signification ou la mémoire qu’elles méritent. La Shoah reste une clé essentielle, un seuil irréductible, pour envisager la résilience et la transmission, mais aussi repenser l’éthique face aux violences qui continuent de redessiner les contours de notre humanité.
Le seuil de l’indicible : langage, mémoire et responsabilité face à la Shoah
La Shoah représente un seuil unique dans l’histoire humaine, non seulement par son ampleur et son caractère indicible, mais aussi par les défis qu’elle pose au langage lui-même. Comment nommer l’inimaginable sans risquer de le trahir ? Dès le début, les termes employés pour désigner cet événement ont révélé une tension entre le silence nécessaire et la volonté de témoigner. Le mot "Holocauste", issu du grec ancien, évoque une offrande sacrificielle consumée par le feu, une image qui peut paraître inappropriée au regard de la destruction systématique et industrielle de millions de vies. En réponse à cette inadéquation, le terme "Shoah", tiré de l’hébreu et signifiant "catastrophe" ou "anéantissement", a été privilégié. Ce mot porte une sobriété qui refuse toute justification ou connotation sacrée, traduisant l’effroi brut et la violence absurde de l’événement, sans tenter de l’enrober d’une symbolique religieuse déplacée.
Ainsi, la Shoah confronte l’humanité à l’ampleur d’une tragédie inouïe et à la limite même du langage. Cette confrontation à l’indicible donne naissance à une fracture du vocabulaire, un espace où les mots se brisent face à la déshumanisation et à l’horreur. L’expérience de cette fracture nous révèle l’impossibilité de rendre compte de l’étendue de la souffrance, mais aussi l’impératif moral de la mémoire. Le souvenir de la Shoah devient un devoir sacré, non seulement pour préserver ce qui reste des voix éteintes, mais aussi pour nous interroger sur la manière de témoigner face à l’invisible. Cette mémoire, qui échappe au langage, ouvre une réflexion éthique sur notre rapport à l’histoire, au sens et à la transcendance.
Dans ce jeu complexe entre silence et parole, chaos et sens, se situe le "seuil" de la mémoire : un lieu où la fracture historique, théologique et linguistique se transforme en un espace de réflexion partagée, de responsabilité et de vigilance face à l’oubli. Ce seuil nous invite à repenser notre rapport au langage et à la mémoire, tout en nous rappelant que l’indicible, bien qu’impossible à dire entièrement, exige pourtant d’être constamment gardé vivant.
Le seuil de l’indicible : un espace de transformation éthique
La Shoah, par son caractère unique et indicible, a laissé un vide abyssal, comparable à un désert symbolique. Ce désert n’est pas seulement une destruction matérielle ou une absence physique, mais un espace où les repères moraux, spirituels et narratifs se sont effondrés. C’est un seuil – une transition douloureuse entre un monde connu, révolu, et un horizon incertain. Ce seuil, bien que marqué par le vide et l’impossibilité de dire pleinement l’horreur, peut devenir un espace d’interrogation et de transformation. Dans ce désert de sens, où l’humanité vacille face à l’inhumain, s’ouvre une possibilité paradoxale : celle de réinventer le respect, la dignité et la justice. Le vide, loin d’être une absence définitive, est aussi un lieu liminaire – un seuil – qui appelle à une relecture éthique de notre monde.
L’exemple de Jésus, poussé par l’Esprit au désert, illustre cette dynamique de seuil. Lorsque Jésus déclare : « L’homme ne vivra pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Matthieu 4,4), il nous enseigne que le sens véritable de la vie ne réside pas uniquement dans la satisfaction des besoins matériels ou dans l’accumulation de pouvoir, mais dans une ouverture à un ordre supérieur. Cet ordre transcende les divisions et les rivalités humaines pour offrir une dynamique de respect mutuel, une reconnaissance réciproque qui affirme la valeur intrinsèque de chaque être humain. Ce "Parole", c'est le Logos sacré : un Verbe vivante qui éclaire le chemin de la vérité et de la dignité humaine. Le terme "logos" trouve ses racines dans la philosophie grecque, où il désigne la "raison" ou "principe" organisateur du monde. Pour les croyants, le logos sacré est une manifestation divine, une parole vivante qui relie l’humanité à son Créateur et donne un sens ultime à l’existence. Mais pour les non-croyants, ce même logos peut être compris comme un appel universel à respecter la dignité de tout être humain et à rejeter les logiques de déshumanisation.
Aussi, aller au désert prend un sens symbolique pour tous : c'est aller se confronter au non-sens, face à lui méditer sur une voie de sanctification de notre humanité, propre et collective, pour sanctuariser l'Humain. Comment ? Par ce logos ultime qui considère l'Humain comme sacré.
Il ne s’agit pas seulement de foi religieuse, mais d’une vision éthique. Le désert devient alors un seuil d’espérance où le non-sens est déjoué par une dynamique de conversion. Cette conversion, qu’elle soit comprise comme une foi en un ordre divin ou comme une adhésion à une éthique universelle, invite à reconnaître en l’autre une personne unique, digne de respect.
Tracer le seuil : l'art au point de rencontre de l'indicible et du dicible
En tant qu’artiste et autrice, ma démarche est avant tout une tentative de rendre témoignage face à l’indicible, en m’efforçant de rester dans une posture d’humilité. Dans le silence, j'ai tracé quelques lignes pour méditer sur l'indicible, le désert et la notion de seuil. En a résulté une esquisse à l'acrylique sur fond noir, un noir profond, absolu, qui évoque à la fois le vide, la dévastation et le mystère insondable. Au centre de cette composition se dresse une structure ambivalente, une forme à mi-chemin entre un Torii japonais, symbole de passage et de seuil, et la lettre hébraïque Heth , qui représente la barrière, mais aussi la porte par laquelle l’invisible peut être approché. Cette fusion des symboles — Torii et Heth — ouvre un espace de dialogue entre cultures et traditions spirituelles, toutes deux confrontées à la fragilité humaine face à l'inaccessible.
Dans la tradition juive, chaque lettre hébraïque est porteuse d’une sagesse à méditer, un lien entre le monde matériel et l'invisible. Heth, avec sa forme ouverte mais fermée, incarne à la fois l’obstacle et l'ouverture, le lieu de la rencontre avec l'indicible. Ce seuil symbolise la fragilité humaine face à l'absolu, tout en suggérant la possibilité d'un passage, d'une transcendance. Ce jeu de frontière et de passage, de limitation et d’ouverture, nous invite à réfléchir à l'espace entre ce que nous pouvons saisir et ce qui nous échappe. Ce n’est pas un obstacle imposé, mais un lieu de méditation, un espace où le mystère demeure.
Pour certains, cette forme centrale pourrait même rappeler la silhouette d’un Pi, cette constante mathématique qui, par son association à la quadrature du cercle, évoque l’infini et l’inaccessible. Ainsi, cette figure devient à la fois barrière et ouverture, obstacle et passage, mystère et invitation à poursuivre la quête de sens, même lorsque tout semble insaisissable.
Au premier plan, des barbelés discrètement tracés évoquent les souffrances imposées par l’Histoire, les limites du corps et de l’esprit, mais ces barbelés se dissolvent progressivement lorsqu'ils franchissent le seuil pour se transformer en un chemin. Ce chemin, qui s’élève vers une montagne esquissée en arrière-plan, suggère une possibilité de transcendance, un horizon où le visible rencontre l’invisible, où la terre rejoint le ciel, encore un seuil. C'est un mouvement vers l’espoir, une invitation à dépasser la souffrance pour s’orienter vers un but plus vaste, un lieu où la lumière pourrait surgir du vide.
Un demi-cercle blanc et or, qui se dessine à l’horizon, entourant discrètement le Torii/Heth/Pi. Il évoque une lumière possible, mais n'éclaire pas les cieux ténébreux où l'on distingue à peine quatre étoiles. Ce n'est pas une lumière totale, mais une lumière qui naît dans l’invisible, un symbole de l’insondable et de l’espérance. Même dans l’impossibilité de tout comprendre, il est possible d’être témoin, de se recentrer sur l’essentiel et d’offrir un témoignage, aussi humble soit-il. Il suffit de désirer occuper cet ultime seuil à la limite de la Lumière et des Ténèbres.
J’ai choisi d’accompagner cette œuvre d’un haïku en vers libres, qui prolonge cette réflexion. Le haïku, dans sa simplicité, capte l’essence de ce qui est à la fois présent et absent, entre silence et mots. Sa forme poétique évoque le non-dit autant que l’énoncé, un équilibre entre ce qui est révélé et ce qui reste dans l’ombre. Dans sa brièveté, il fait naître un monde tout entier, où l’on ressent le poids du silence et la force des mots choisis avec soin.
Poussières sacrées / Par la mort des vains silences / Veille la mémoire.
Ce haïku fait écho aux cendres de la destruction, mais aussi à la survie de la mémoire, qui veille là où les silences de l’Histoire cherchent à effacer. Les mots, rares mais puissants, surgissent du vide pour rappeler la nécessité de la mémoire, même face à l’impossible compréhension. Dans ce court poème, comme dans l’ensemble de l’œuvre, il ne s'agit pas de prétendre saisir l'indicible, mais d’ouvrir une voie vers la réflexion, la mémoire et l’espérance. Chaque silence contient sa propre parole, chaque absence son propre sens.
Ainsi, cette esquisse se veut une invitation à habiter le seuil où notre humanité est mise en question, à être témoin et à rendre témoignage, chacun selon sa propre voix et sensibilité. Elle nous rappelle que l'indicible ne se réduit pas à ce qui échappe, mais à ce qui, dans le silence, peut encore faire signe.
Conclusion
En art, comme dans la pensée, le seuil devient un lieu où l'on peut reconnaître l'indicible tout en le rendant perceptible par la méditation, la parole et l’action. Ainsi se dessine un horizon , une ligne, une voie de sacralisation de la dignité humaine.