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L'ère du temps (2/3) : La Création



Sujet du présent article (2ème édition)


Cet article explore en quoi la pensée de Henri Bergson contribue à la réflexion sur la Création et la perception du temps, le dessein divin et le libre-arbitre.



Rappel du contexte de rédaction


Dans un premier article L’ère du temps (1) : la Chute, j’avais déjà abordé la nécessité de réfléchir sur les épisodes de la Genèse d’une manière qui se détache de la lettre afin d'envisager dans quelle mesure le texte nous parle du développement de la conscience humaine.


Ce deuxième article, L’ère du temps (2/3) : la Création, s’inscrit dans une série qui poursuit ma réflexion tout en la rattachant aux échanges avec Marc Fiquet notamment à propos de son article Comment expliquer la présence du mal dans la nature ? 


Dans un troisième volet, je m’intéresserai davantage à cette question en revenant sur une Création qui est ordo ab chao mais qui n’exclut pas un chaos dans son ordre : L’ère du temps (3): le Chaos ?




1. Est-il possible d’articuler la vision de Dieu et la question du libre arbitre ?


La Lettre aux Ephésiens, suscite un questionnement ontologique sur la destinée de l’Homme et le libre arbitre : « Il nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde » (Ep 1,4), « Déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus Christ » (Ep 1,5). Certaines interprétations hâtives de ce texte concluent à une conception du Dessein intelligent de Dieu limitant, voire annihilant, notre latitude d’action.

 

Voici une série de questions pouvant résumer le dilemme du chrétien qui s’interroge sur sa liberté en tant que créature participant à la Création d’un Dieu omnipotent :


-Dieu intervient-il régulièrement ou laisse-t-il la mécanique de notre matérialité suivre son cycle sans jamais plus y toucher?

-S’il connaît la fin de tout son système est-ce dans l’ensemble ou dans le détail ?

-Découvre-t-il de nouvelles possibilités qu’il n’avait pas prévues ou bien les voit-il apparaître comme il en avait convenu en temps et en heure ?

-Y a-t-il déterminisme ou non ? Si oui, que me reste-t-il comme liberté ?

Et que signifie « omniscient » dans le cas de Dieu ?


Toutes ces questions résultent d’une première interrogation : y a-t-il prédestination de sorte que ma liberté, limitée à un cadre préconçu par Dieu, ne serait qu’une illusion?




2. Bergson et la réflexion sur la Création


Il me semble nécessaire de revenir sur l’image de Dieu qu’une telle question présuppose, une image héritée des cadres de pensée antiques. Notamment celui d’Aristote : « un Moteur immobile, Pensée qui se pense elle-même, et qui n’agit que par l’attrait de sa perfection ».


Revisitons notre vision de Dieu avec Bergson. Il remarque que si Dieu est amour, un interrogation s'impose : « Pourquoi aurait-il besoin de nous, sinon pour nous aimer ? ». Alors la Création « apparaîtra comme une entreprise de Dieu pour créer des créateurs, pour s’adjoindre des êtres dignes de son amour ».


Cette tension entre le Créateur, la Création et les créatures que nous sommes, , Marc Fiquet l’aborde de manière très pertinente en présentant différentes positions scientifiques qui s’interrogent sur l’existence du chaos et du hasard dans l’évolution des formes de vie. Les nombreux commentaires soulevés par son dernier article, lui ont permis de mettre en avant l’idée d’une « création créative » dans une perspective qui suppose de reconsidérer notre vision de Dieu et notre perception spatio-temporelle :

 

« L’omniscience divine est le fait que Dieu connaisse TOUT de l’espace-temps (et même de l’éternité). Cela ne veut pas dire qu’il soit à l’origine directe de tout puisqu’il a créé une création créative douée de liberté. » (in Comment expliquer la présence du mal dans la nature ?, commentaire du 24 janvier 2013 ).

 

Je m'attelle donc à la tâche et suis cette hypothèse de la « création [forcément] créative » en m’appuyant sur la notion de « durée », développées par Henri Bergson dans L’Évolution créatrice dont sont extraites les citations commentées au cours de mon analyse.

 


3. La durée selon Bergson


Pour Bergson, la « durée » est une vue de l’esprit novatrice dépassant les cadres scientifiques d’analyse spatio-temporelle et permettant une compréhension ontologique du temps et de l’espace propice à notre réflexion sur la question de la prédestination.


Voici comment Bergson déconstruit l'erreur de perception humaine. Selon Bergson, l’homme, victime d’une confusion entre certaines notions, créerait un paradoxe préjudiciable :

 

« Nous essayons d’établir que toute discussion entre les  déterministes et leurs adversaires implique une confusion préalable de la durée avec l’étendue, de  la succession avec la simultanéité, de la qualité avec la quantité : une fois cette confusion dissipée, on verrait peut-être s’évanouir les objections élevées contre la liberté, les définitions qu’on en donne, et, en un certain sens, le problème de la liberté lui-même. » (Essai sur les données immédiates de la conscience).

 

Ainsi, analyser l’évolution de la Création depuis notre temporalité humaine mais en s’affranchissant de ses cadres soulève un problème ontologique et demande de faire évoluer notre perception du temps.


Le temps, de représentatif doit être ressenti puis devenir psychologique pour nous permettre de parvenir finalement à la notion d’une durée universelle absolue et non plus relative à notre vision humaine ni à une supra-vision divine (qu'un humain serait d’ailleurs incapable d’envisager correctement).



4. Bergson, la durée et la perception du dessein divin

 

Les choses ne se succèdent pas parce qu’elles réaliseraient leur identité en différé le long du temps, mais parce ce que leur identité n’est pas totalement réalisée, parce qu’elles se créent sans cesse.

 

L’erreur consisterait à réduire la réalité à une succession de séquences dans laquelle le passé et l’avenir ne seraient pensés qu’en fonction du présent. Présent que notre esprit croit saisir de sorte que l’avenir et le passé ne sont que du présent auquel il manque quelque chose. Alors le présent ne serait que du passé non fini et l’avenir du présent non fini. Ce qui revient à percevoir le temps par la négative :

 

« Quand la science positive parle du temps, c’est qu’elle se reporte au mouvement d’un certain mobile T sur sa trajectoire. Ce mouvement a été choisi par elle comme représentatif du temps, et il est uniforme par définition. 

Appelons Tl, T2, T3, … etc., des points qui divisent la trajectoire du mobile en parties égales depuis son origine T0. 

On dira qu’il s’est écoulé 1, 2, 3, … unités de temps quand le mobile sera aux points Tl, T2, T3,… de la ligne qu’il parcourt. 

Alors, considérer l’état de l’univers au bout  d’un  certain  temps t,  c’est  examiner  où  il  en  sera  quand  le  mobile  T  sera  au  point  Tl,  de la trajectoire. »

 

A la rigueur, ce mouvement peut s’appliquer à de la matière inerte, comme l’exemple célèbre du morceau de sucre qui fond dans l’eau pour donner au final un verre d’eau sucrée. Mais cette durée est non créatrice, elle est seulement successive. Le scientifique en calcule la vitesse de déroulement et le procédé chimique de dissolution.

Selon Bergson, l’homme ne devrait pas opérer de la même manière avec la Vie. Appliquer cette analyse à de la matière vivante (et à l’Esprit  puisque nous nous interrogeons sur la Création divine) conduirait inévitablement au principe de déterminisme.


Cette erreur, Bergson la résume selon les terme scientifique suivants :


«Mais du flux même du temps, à plus forte raison de son effet sur la conscience, il n’est pas question ici ; car ce qui entre en ligne de compte, ce sont des points Tl, T2, T3,… pris sur le flux, jamais le flux lui‐même. On peut rétrécir autant qu’on voudra le temps considéré, c’est‐à‐dire décomposer à volonté l’intervalle entre deux divisions consécutives Tn et Tn+1, c’est toujours à des points, et à des points seulement, qu’on aura affaire.»

 


N'est-ce pas la même erreur qui se produit en appliquant à Dieu l’image du grand horloger de Voltaire ? Notamment avec la conception de l’omniscience de Dieu selon laquelle à l’instant originel de la Création, le Créateur anticipe instantanément et définitivement le moment final de sa Création, l’aboutissement de toutes les causes et conséquences directes et indirectes qui résultent de son acte primordial. Dieu serait alors un super-physicien de l’univers, d’après la définition qu’en donne Bergson :

 

« Ce qui importe au physicien, c’est le nombre d’unités de durée que le processus remplit : il n’a pas à s’inquiéter des unités elles‐mêmes, et c’est pourquoi les états successifs du monde pourraient être déployés d’un seul coup dans l’espace sans que sa science en fût changée et sans qu’il cessât de parler du temps [...] ».


Or comme le souligne Bergson : «  [...] Mais pour nous, êtres conscients, ce sont les unités qui importent, car nous ne comptons pas des extrémités d’intervalle, nous sentons et vivons les intervalles eux‐mêmes. »



5. La durée bergsonienne et la conscience : quelle perspective pour le libre-arbitre ?


Selon Bergson, le temps réel ne peut être appréhendé par la science, et notamment pas par les cadres physique et mécanique issus de la démarche galiléenne. La démarche scientifique n'offre qu'une apparence de maîtrise et produit une image du temps facilitant son calcul :

 

« L’intelligence ne se représente clairement que le discontinu. [… ] Ainsi, toutes les forces élémentaires de l’intelligence tendant à transformer la matière en instrument d’action, c’est-à-dire, au sens étymologique du mot, en organe […] L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie ». (3)


Bergson nous propose de concevoir la durée à partir de la perception qu’en a la conscience. C’est la démarche inverse à celle du physicien qui traduit durer par « demeurer le même et ne varier qu’en quantité. Alors que notre conscience devrait comprendre que durer, c’est « changer d’essence même, c’est-à-dire substituer, succéder à son propre passé».

Il faut passer du temps comme nombre au temps comme intervalle ; puis du temps comme intervalle à l’intervalle comme unité qualitative (4), puis de l’unité à la durée comme mutation, puis de l’idée de mutation à la vitesse déterminée de cette mutation.


Or pour Bergson, la vitesse est absolue pour la conscience, non pas parce que le phénomène met du temps pour apparaître, ou être saisi, mais parce qu’il est lui-même du temps : il est, par sa nature, obligé à se succéder à lui-même, c’est-à-dire à laisser l’avenir aléatoire, indéterminé, incertain par rapport au présent.

 

Suivons le fil de sa pensée :


« D’où vient, en d’autres termes, que tout n’est pas donné d’un seul coup, comme sur la bande du cinématographe ? Plus j’approfondis ce point, plus il m’apparaît que, si l’avenir est condamné à succéder au présent au lieu d’être donné à côté de lui, c’est qu’il n’est pas tout à fait déterminé au moment présent, et que, si le temps occupé par cette succession est autre chose qu’un nombre, s’il a, pour la conscience qui y est installée, une valeur et une réalité absolues, c’est qu’il s’y crée sans cesse, non pas sans doute dans tel ou tel système artificiellement isolé, comme un verre d’eau sucrée, mais dans le tout concret avec lequel ce système fait corps, de l’imprévisible et du nouveau. Cette durée peut n’être pas le fait de la matière même, mais celle de la Vie qui en remonte le cours : les deux mouvements n’en sont pas moins solidaires l’un de l’autre. »

 


Que pouvons-nous retenir de cette pensée ?

Selon Bergson, l’erreur à ne plus commettre consiste à rester dans un système de pensée képlérien dans lequel le physicien, à trop considérer le mouvement, en oublie le devenir car il transforme les moments du mouvement en stades déjà accomplis. La démarche scientifique ne retient du temps que sa quantité et non sa qualité qui est de faire changer toute réalité intérieurement.

 

Enfin, l’ultime argument a contrario au déterminisme et à la prédestination (héritière en quelque sorte de notre système de pensée formaté par la science positive) serait que si tout était prévisible, le temps n’aurait plus de raison d’être.

 

Si le temps et notre existence entière ne nous sont pas donnés dans l’immédiateté, n’est-ce pas pour une raison ?

 


6. Extrapolations


Ne pourrait-on pas imaginer que Dieu saurait les conséquences des actes au fur et à mesure qu’ils se produisent ? C’est-à-dire que Dieu connaîtrait l’ensemble de chaque nouvelle suite logique ainsi que tous ses changements. Changement impliquant à leur tour de nouvelles suites logiques à l’infini… la totalité se renouvelant sans cesse dès lors qu’un nouvel acte surgit du libre arbitre de l’homme. L’omniscience divine ne serait pas « pré-savoir » mais « savoir-instantané », in media res, au cœur de l’action.

 

Ou bien, Dieu qui est hors du temps et de l’espace et qui nous inclut tous en lui, ne nous voit pas comme des vies se déroulant sous ses yeux (de manière mécanique et spatio-temporelle, successive et limitée, telle l’image évoquée précédemment du « grand horloger ») mais comme des ensembles constitués. Je ne dis pas « déjà finis » car cela inclurait de la temporalité. Dieu nous connaîtrait en dehors des notions de limites de temps, d’espace, de vie, de mort. Il nous connaîtrait sous forme d’énergie émanant de sa propre énergie, il serait donc omniscient parce que nous sommes des effluves de sa propre énergie créatrice et qu’il est conscient de l’étendue et des fluctuations de celle-ci. N’est-ce pas l’image de l’arbre et de l’extrémité de ses branches, du corps et de ses membres ? N'est-ce pas celle évoquée par le Tsimsoum ? (5)




Tentative de conclusion


Revenons à la Lettre aux Éphésiens : « Il nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde » (Ep 1,4), « Déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus Christ » (Ep 1,5).


Complétons-la par la deuxième Lettre à Timothée : « Grâce nous a été donnée dans le Christ Jésus avant tous les siècles. Et maintenant voici qu’elle s’est manifestée avec l’Apparition de notre Sauveur » (2 Tm 1,9-10).

Ajoutons à cela l’adhésion verbalisée du Christ : « Que ta volonté soit faite et non la mienne ».

Alors nous comprenons mieux comment le concept bergsonien de « durée absolue » s’articule avec l’impossibilité d’une prédestination empêchant notre libre arbitre. Le dessein de Dieu s’accomplit non par le déterminisme dans la Création, mais par la voie de la rédemption ouverte par Jésus sauveur. La durée permet le pardon et la réconciliation.

Ce qui est originel dans la Création, ce n’est pas le péché ni la chute mais bien la filiation divine et l’amour qui la motive. Paul rappelle dans la Lettre aux Éphésiens que Dieu est « riche en miséricorde » (Ep 2, 4-5). Si tout était déterminé d’avance, la miséricorde et la rédemption n’auraient pas lieu d’être.

Arrivée au terme de cette article, il me semble plus aisé de comprendre pourquoi tout est accompli mais reste à faire. Il n’y a ni illusion, ni démission du côté de l’Homme mais chantier d’humanité : comme la graine qui doit germer ou le fœtus qui doit se développer mais qui contiennent déjà la totalité de leurs potentialités surprenantes.

L’aujourd’hui de Dieu n’est pas le temps présent des hommes. S’il y a chemin il s’agit plutôt de balises et le hors piste en toujours possible. Mais de toute façon, au final, Dieu nous a toujours en son sein.


L’Homme ne s’éloigne pas de Dieu car Dieu le suit toujours. Dieu qui contient tous les possibles n’en empêche aucun et les offre à l’Homme qui a donc un choix à faire, non pas large mais infini. La volonté de l’Homme s’exprimera selon la forme qui lui convient le mieux. Y a-t-il déterminisme si les possibilités offertes sont infinies et en mutation permanente ? (6)



 

Sources pour Bergson

Les deux sources de la morale et de la religion.

L’Évolution créatrice.


 

Notes


(1) Un article sur la prédestination selon France Quéré permettrait de montrer comment sa vision met fin à toute opposition entre les deux concepts. Rédaction en cours, notes de lectures personnelles.

(2) Un article sur le Tsimsoum serait utile pour étoffer cette perspective. Rédaction en cours, notes de lectures personnelles.

(3) Un article sur la discontinuité du réel orchestrée par le cerveau en un scénario de continuité apporterait des élément dans ce sens. (Rédaction en cours, notes personnelles du DU de Neuroéducation de Descartes-Lapsydé entre autres)

(4) Voir aussi le chapitre que je consacre à la "durée" comme unité de construction de notre personne dans mon livre Retrouver du plaisir à vivre, travailler, partager, éd. Farel.

(5) cf. (2)

(6) Déterminisme et prédestination sont distincts et j'adhère à la vision de France Quéré concernant la prédestination. cf. (1)

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